Transmettre la vérité contemplée

par | 8 août 2010

Frère Thierry-Dominique Humbrecht

Transmettre la vérité contemplée
Le 8 août 2010, Saint Dominique
Il est à la fois facile et difficile de parler de notre père saint Dominique. Facile, parce qu’il est la figure que l’on sait, lumineuse et tendre ; facile, parce qu’il est notre père et qu’une vibration familiale ravive notre ferveur ; mais facile aussi, parce qu’il est loin, à huit siècles de distance, qu’il ne s’est jamais mis en avant comme fondateur, qu’il est mort trop tôt, bref, parce que sa figure spirituelle est plastique, malléable, invitant parfois à le tirer à hue et à dia.
Difficile, parce qu’il nous laisse une conception nette de la vocation dont il a enrichi l’Église : un Ordre de prêcheurs ; difficile, parce que cette idée d’une vocation prêcheresse n’est pas si commode à définir. Il y a de la vie commune selon des vœux religieux, il y a de la contemplation, de l’étude, de la miséricorde, il y a de la prédication. Le risque est de se contenter de juxtaposer ces éléments, puis de les mixer et de les vivre, sans autre forme de procès. Or la difficulté demeure, qui consiste dans l’articulation de tous ces ingrédients. C’est pourquoi la fête familiale et aussi ecclésiale que nous célébrons aujourd’hui est l’occasion de réfléchir un moment sur ce que notre vocation présente de neuf et de spécifique : la transmission à autrui de la vérité contemplée.
Trois questions se posent : la première qui touche à l’articulation de la contemplation et de sa transmission ; la deuxième, à la nature même de l’une et de l’autre ; la troisième, à quelques nécessités actuelles de la prédication dominicaine.
De quelle façon contemplation et transmission de la vérité contemplée s’articulent-elles dans notre vie ? La question n’est pas oiseuse, dans la mesure où elle touche à la finalité de notre vocation. Après tout, des apôtres qui prient, des âmes contemplatives qui exercent un apostolat, toutes les familles spirituelles ou presque en proposent. Pouvons-nous nous croire si originaux dès lors que tout le monde fait grosso modo la même chose ?
Notre Ordre ne saurait se revêtir d’une finalité contemplative, puisqu’il est celui des Prêcheurs ; puisque, par mode de contraste, les ordres contemplatifs se définissent par la clôture et par l’absence d’apostolat. Non, sa finalité est bien celle de la vie apostolique, dans le double sens de l’expression : une vie à l’image de celle des apôtres, et dont la finalité est d’exercer leur apostolat. Mais, et c’est bien sûr la pointe, cet apostolat est à entendre au sens particulier d’une parole née de la contemplation ; pas seulement d’une œuvre apostolique issue de la prière, car cela est commun à tous ; mais surtout d’une parole qui exige, par sa nature même, de puiser sa substance dans la contemplation, sans quoi elle n’est pas elle-même. Ce n’est donc pas de toute parole qu’il s’agit, mais de celle qui rend la vérité contemplée exprimable. L’unique finalité de l’Ordre des Prêcheurs est cette prédication qui n’est elle-même qu’à la mesure de la contemplation dont elle est issue. La contemplation n’est pas, pour nous, un moyen pour la fin, car les moyens, on en change lorsqu’on en trouve de meilleurs : elle appartient à la fin elle-même, comme sa source sans laquelle le fleuve de la parole s’assèche.
L’articulation entre contemplation et prédication est donc plus profonde que celle des moyens et de la fin : elle relève de la fin elle-même. Mais que parvient-elle à articuler ? De quelle contemplation s’agit-il, et de quelle prédication ?
Le mot de contemplation a subi les aléas de l’histoire dans un sens et puis dans l’autre. Il se présente à nous tellement enrichi, gonflé de sens, qu’il en est devenu confus : sans doute ne convient-il pas de le charger de trop d’élévation mystique. Ce n’est pas son sens premier. La contemplation désigne l’activité de l’intelligence occupée à la vérité, plutôt qu’à la vie pratique. Pour un philosophe, la contemplation réfère à cette liberté de l’esprit, conquise sur le travail servile qui abrutit l’homme.
Pour un chrétien, la contemplation caractérise, aussi et d’abord, une certaine activité de l’intelligence, attachée à la vérité divine. Cette activité demeure celle de notre esprit, elle se traduit par des mots, les nôtres, sans rien d’inaccessible ni de stratosphérique. Mais en définitive, de quoi s’agit-il ? D’un au-delà de la prière ? Pour saint Thomas, pas du tout. La contemplation désigne à la fois le domaine de la prière la plus incarnée, liturgique ou silencieuse, et celui de l’étude de la vérité divine. En fait, pour lui, le mot désigne même l’étude seule. Plus tard, il prendra une signification mystique.
Une telle idée de la contemplation colore celle de la prédication qui émane d’elle. Si la contemplation ne renonce pas à l’exercice de l’intelligence, la prédication dominicaine ne saurait y renoncer non plus. Sommes-nous alors jetés dans une société de beaux esprits, une élite d’intellectuels ? On ne fonde pas un ordre religieux pour cela, mais bien pour former des apôtres. Autre chose est de se complaire dans l’activité de l’intellect, ce que saint Albert le grand appelait « la contemplation des philosophes », et autre chose de cultiver la transmission de la vérité elle-même, la vérité divine, et de préférer ainsi l’objet cherché à l’instrument de recherche, ce qu’il appelait la « contemplation des saints », c’est-à-dire des docteurs de la foi.
Il appartient donc à notre vocation d’inclure le travail de l’intelligence et de transmettre la vérité, et ce, à tous les niveaux possibles, du plus élevé au plus humble. C’est la même activité. Notre œuvre dominicaine de prédication appelle donc un travail, sans cesse repris. Comme le disent nos Constitutions, l’étude est notre ascèse. Elle a conservé la nécessité grecque d’une certaine gratuité, du temps libre, du temps perdu pour elle, d’une respiration contemplative.
Toutefois, ce travail, qui n’est jamais meilleur que lorsqu’il prend le temps de respirer, est tout aussi souvent bousculé par les âmes à sauver, situation permanente, et aussi par les nécessités les plus actuelles. Les nécessités, il y en a autant qu’on voudra. Chacun voit les « défis » et les « urgences » à sa porte. Quant à la prédication dominicaine, celle qui se fonde sur la contemplation de la vérité divine, je verrai une nécessité principale, celle du combat doctrinal.
Dans nos pays, nous le savons, le relativisme le dispute à l’apostasie, y compris très près de nous, osons le dire, dans nos familles, dans notre propre cœur : qui pourrait se déclarer intact ? Qui ne se prend parfois en flagrant délit d’en prendre et d’en laisser ? Le taux d’avortement est le même, semble-t-il, chez les catholiques pratiquants que chez les autres. Le taux d’ignorance n’est pas non plus si différent. Or le combat doctrinal exige non seulement des idées claires, et des idées tout court, mais aussi des combattants, c’est-à-dire des personnes qui se donnent un peu de mal pour la recherche de la vérité.
Or les dernières décennies n’ont pas brillé par la relève des théologiens, à proportion inverse de ceux qui en revendiquent le nom. En outre, de la culture commune et des médias, les catholiques sont chassés ; réduits à leur minorité, ils sont, comme on le dit maintenant, « exculturés ». Où sont les penseurs chrétiens ?
Plus encore, l’enseignement de la foi, déjà grevé par les carences de sa transmission, est souvent comme emporté par des flots de sentiment et donc de particularismes, rançon inversée d’une période de rationalisme et d’idéologie. Pourfendre les carences de ceux qui réagissent comme ils peuvent n’est pas de bon aloi ; se charger les épaules d’une mission doctrinale est bien plus fécond. Le moment est venu de faire connaître et aimer la sagesse chrétienne. L’Église autant que la culture nous en donne tous les moyens, il suffit de se baisser pour les ramasser. En commençant par la lecture intégrale de la Bible et du Catéchisme de l’Église Catholique bien sûr, c’est le minimum, après quoi on se met au travail. Non, le seul problème est celui des acteurs.
Aujourd’hui, le meilleur peut arriver, s’il se trouve, un peu plus que d’habitude, des cœurs généreux pour donner un peu de leur vie, ou même leur vie entière, à transmettre la vérité contemplée. Le pire, c’est que ça marche ! Car l’Évangile a une force incomparable, en face duquel aucun discours ne peut tenir. Même sur les médias, nous en sommes témoins.

Notre père saint Dominique ravive en nous le désir de faire se lever des apôtres, pas seulement par l’exemple, mais surtout par la parole.

fr. Thierry-Dominique Humbrecht, op

Frère Thierry-Dominique Humbrecht

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