Le banquet des pécheurs – fr. Joël-Marie Boudaroua op

par | 15 juin 2008

Le banquet des pécheurs
 
(Homélie du fr. Joël Boudaroua, le dimanche 13 juin 2010 sur Luc 7, 36 à 8, 3)
Jésus passait à travers villes et villages, proclamant la Bonne Nouvelle du règne de Dieu … Quelle est cette Bonne Nouvelle, littéralement cet Évangile, proclamée par Jésus, en quoi consiste-t-elle exactement ? La Bonne Nouvelle, c’est qu’avec Jésus, le salut s’est approché de cette ville, de ce village, de cette maison, de chacun de nous… « En sa personne, dit saint Paul, il a tout réconcilié avec Dieu » ; « en sa personne, il a tué la haine » (Eph 2, 16), il a condamné la condamnation, réprouvé la réprobation, jugé le jugement que nous portons si facilement les uns sur les autres…La Bonne Nouvelle, c’est qu’étant tous pécheurs, – que nous devions 50 ou 500 pièces d’argent nous ne pourrons jamais les rembourser -, « la sentence d’acquittement », comme dit Chateaubriand, a été proclamée pour ceux qui se reconnaissent incapables de se sauver eux-mêmes et attendent leur salut de Dieu seul. « Tes péchés sont pardonnés »: telle est la Bonne Nouvelle qui ressort de la rencontre entre Jésus et une pécheresse dans la maison d’un pharisien où il est invité à dîner. On s’en doute, le but de ce dîner n’était pas la rencontre avec la femme qui n’était pas invitée à ce repas. Ce repas, il faut l’imaginer comme un banquet platonicien, un symposium, on dirait aujourd’hui un dîner-débat, où le repas n’est qu’un prétexte à discussion autour d’un centre d’intérêt commun, d’une question bien définie, par exemple : Connaître Jésus, Qui est cet homme ?  Est-il réellement prophète ?  Nous sommes donc dans le genre littéraire symposiarque, dans le genre du symposium, du banquet et, comme il se doit, il y a un invité d’honneur, Socrate chez Platon, Jésus chez saint Luc, et un hôte qui est toujours un homme riche, influent et cultivé, là Agathon, ici Simon le pharisien ; un hôte qui entre souvent en conflit avec ses invités, surtout avec l’invité principal. Ici, le conflit éclate à l’arrivée d’une femme, « une femme de la ville, une pécheresse »…Pourquoi est-elle venue ? Elle avait appris que Jésus mangeait chez le pharisien ; a-t-elle croisé dans la rue ou à l’entrée de la maison ce regard qui n’était ni de mépris ni de désir mais d’amour pur ? A-t-elle alors senti le vide de son existence ? Elle est là maintenant à ses pieds ; les regards sont braqués sur elle, les convives sont assez mal à l’aise… imaginez que se faufile, dans une réunion du Rotary, à un dîner de l’Automobile club ou même dans notre assemblée une créature en mini jupe, bas résilles et talons aiguilles….
Si au moins elle disait quelque chose, si elle disait comme David à Nathan : Oui, je le reconnais, « j’ai méprisé le Seigneur en faisant ce qui est mal à ses yeux, j’ai péché contre le Seigneur », je demande pardon (2 Samuel 12, 13) mais rien de tout cela : les gestes qu’elle pose, qu’elle ose, – embrasser les pieds de quelqu’un, les essuyer avec ses cheveux – sont extrêmement ambigus dans ces circonstances…Simon et ses invités n’y comprennent plus rien, ils sont éberlués par l’attitude de la femme et déconcertés par l’attitude de Jésus : ce ne sont pas seulement les convenances qui sont bousculées, mais la Loi qui est transgressée, les commandements profanés, la Tora ridiculisée : « Si cet homme était prophète, il saurait qui elle est » ; il saurait que celui qui est au contact de l’impure se rend lui-même impur !
Alors, pour détendre un peu l’atmosphère, pour détourner sur lui les regards désapprobateurs insupportables pour cette femme, Jésus, avec beaucoup de délicatesse, raconte une parabole : « Un créancier avait deux débiteurs ; le premier devait cinq cent pièces d’argent, l’autre cinquante. Comme ni l’un ni l’autre ne pouvait rembourser, il remit à tous deux leur dette. Lequel des deux l’aimera davantage ? ». L’insertion de cette parabole dans le récit donne

beaucoup de fil à retordre aux exégètes, car le rapport entre la parabole et le récit n’est pas homogène : dans l’ensemble parabole /récit, il y a deux éléments qui ont leur cohérence mais qui ne vont pas ensemble : le sens évident de la parabole c’est que l’amour est la conséquence du pardon ; lequel des deux aimera davantage ? Celui qui aime davantage c’est celui à qui on a remis davantage, répond le pharisien ; en effet, celui à qui on pardonne peu montre peu d’amour, confirme Jésus plus loin. La suite du récit, à l’encontre du sens de la parabole, semble tenir que l’amour est la cause du pardon : Si ses nombreux péchés sont pardonnés, dit maintenant Jésus, c’est à cause de son grand amour ! Mais ce n’est pas très cohérent avec la parabole ; pour rendre sa cohérence à l’ensemble de la péricope, tout simplement pour la rendre compréhensible, il faudrait traduire : Le grand amour qu’elle a manifesté, je te le dis, prouve que ses nombreux péchés ont été pardonnés. On comprend pourquoi : parce que le pardon de Dieu, la remise, la grâce nous précèdent toujours, ils sont toujours antérieurs, toujours prévenants, toujours inconditionnels ; ils sont au principe de l’amour, de la reconnaissance, de l’empressement qu’ils suscitent même si, nous le savons, l’amour peut racheter une multitude de péchés et reste nécessaire pour que s’exerce le pardon de Dieu. (Et c’est pourquoi la traduction courante reste valable et c’est celle que la tradition a retenue). Mais si le pharisien a montré peu d’amour, – tu ne m’as pas embrassé, tu ne m’as pas offert de parfum, lui reproche Jésus -, c’est parce qu’on lui a peu pardonné ; Dieu n’a jamais pu lui faire grâce que de ce « peu », de ses 50 pièces d’argent, de ses petits péchés, de ses menus plaisirs que la bonne conscience d’observer la Loi suffisait de toute façon à couvrir…Si on lui a peu pardonné, c’est aussi parce qu’il n’a que faire de l’amour, de l’amour abyssal du Christ qui a besoin pour se répandre d’un cœur profond, débiteur de 500 pièces d’argent au moins, d’un cœur assoiffé à qui on peut faire grâce de beaucoup, à qui Dieu doit beaucoup pardonner mais qui reste ouvert au grand amour et qui est inspiré par la foi qui sauve.

Luc, disciple de saint Paul, a bien compris l’enseignement de l’Epître aux Galates où l’Apôtre, se rappelant qu’il a été pharisien, déclare : « Personne ne devient juste en pratiquant la Loi ; en effet si c’était par la Loi qu’on devient juste, alors le Christ serait mort pour rien » (2, 21). En sortant du repas chez Simon, d’une certaine façon, Jésus était mort ; il y avait signé son arrêt de mort face à la Loi : mais ce n’était pas pour rien, c’était pour que nous cessions de vivre pour la Loi afin de vivre pour Dieu. Simon le pharisien et ses amis voulaient savoir qui était Jésus. Le savent-ils maintenant ? Jésus une fois de plus leur échappe ; il est déjà sur d’autres routes, avec ceux et celles qu’il a délivrés d’esprits mauvais, guéris de leur maladie, libérés de leurs péchés, ceux et celles qui ont compris qu’il était prophète mais bien au-delà de ce que les pharisiens pouvaient imaginer, prophète en un sens inouï puisqu’il accomplissait l’œuvre même de Dieu.

 

fr. Joël-Marie Boudaroua op

Frère dominicain