J’ai vu une foule immense

par | 4 novembre 2018

Frère Guy Touton

« J’ai vu une foule immense que nul ne pouvait dénombrer », « de toutes nations, tribus, peuples et langues », précise Jean en brossant sa vision, toute à l’inverse de ce « troupeau parqué aux enfers, que la Mort mène paître », comme dit le psaume. Tous se tiennent devant le Trône et devant l’Agneau, Jésus, le Nazaréen, le Christ, le Ressuscité. Ce n’est donc pas une foule anonyme, une simple masse de gens sur une place marchande, ou une de ces foules qu’on a vues tirées par le naseau comme ces veaux d’abattoir, prêtes à suivre leur guide sous la fascination de son verbe. C’est une foule innombrable mais dont les membres se tiennent debout devant l’innocence sainte de Dieu, devant l’Agneau, dont la seigneurie lui fait un trône. La pub et les sunlights ont fait place nette à la proclamation de la foi la plus éclairée et au rayonnement céleste qui se reflète jusque dans les robes blanches de ces gens en foule bigarrée mais saisie par la même vision glorieuse finale : « Le salut appartient à notre Dieu qui siège sur le Trône et à l’Agneau ». On est vraiment dans un autre monde. Est-ce que Jean a bien dormi, frères, pour nous faire rêver si haut ? Il peut en faire rire sous cape.
Nous retombons tous tôt ou tard dans la dure réalité, cette loi de la pesanteur de tout, du monde et de soi-même. Genèse avait vu juste, nous sommes des adameux, des terreux, des charnels, nous sommes lourds et lents spirituellement, et d’autant plus prompts à la prétention et au leurre, histoire de nous sentir vivre quand même. Saint Paul le dit à sa manière en forme de diagnostic : « en Adam tous ont péché ». Et ça continue, faut-il insister ? Or voilà une foule qui a l’air enfin libérée de cette pesanteur, de cette finitude compliquée par le péché, tous se tiennent debout dans l’éternel, incorruptibles de corps et de cœur.
Tous pécheurs, tous saints, deux vérités en même temps, avec cette idée que la seconde va l’emporter pour de bon. Mais ça ne sera pas de tout repos: « Ceux-là viennent de la grande épreuve ; ils ont lavé leurs robes, ils les ont blanchies par le sang de l’Agneau ». Combat spirituel, donc, combat jusqu’au sang intérieur, dont notre cœur est l’arène centrale, combat dont le monde ne veut pas entendre parler, tout à ses affaires qu’il est, et à sa lourdeur affairée. On peut le comprendre. Le vieil homme en chacun peut le comprendre. C’est son seul avantage.
Au déroulé quotidien fastidieux des péchés du monde, et de l’Eglise, qui sait si bien embrasser le monde sur la bouche, quand elle s’y met, voilà que la fête de Toussaint oppose un tout autre ordre de grandeur.
Alors qu’en ce monde tout est à hue et à dia, et dans l’Eglise même à Dieu et à diable, voilà qu’on s’en trouve tout rajeunis d’éternel, debout, relevés par le pardon du Christ, voilà qu’on est rendus dignes d’approcher du Trône divin, et que nous sommes une ribambelle de sauvés, ce qui n’ouvre pas pour autant, on l’a vu, la porte à la facilité. C’est que le sacrifice du Christ fait rendre l’âme à tout ce qui la fait perdre ; le mérite lui revient entièrement, bien plus qu’à nous, pauvres pécheurs, lourds et lents à croire. Encore que nos mérites soient tous comptés, comme nos cheveux. Ils nous seront révélés.
Comme un air de grâce légère accompagne cette fête grandiose.
Fr. Guy Touton, op.

Frère Guy Touton

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