Le Christ, Roi de l’univers – + Jean-Pierre cardinal Ricard Archevêque de Bordeaux
Homélie de la Messe du Dimanche du Christ, Roi de l’Univers
Chers frères dominicains
Chers frères et sœurs dans le Christ,
Cette Fête du Christ Roi ne reposerait-elle pas sur un malentendu ? Jésus a-t-il cherché à se faire reconnaître comme roi ? Ne sommes-nous pas devant le cas d’une trahison manifeste du message du Christ ? L’accusation est grave. Il vaut la peine d’examiner la chose de plus près.
De fait, dans l’évangile, Jésus refuse d’être pris pour un roi. Il ne veut pas être assimilé aux rois de la terre. Saint Jean nous dit en 6, 15 : « Jésus, sachant qu’on allait venir l’enlever pour le faire roi, se retira à nouveau, seul, dans la montagne. ». De plus, Jésus récuse une forme royale du messianisme : celle qui fait référence à David, le roi guerrier et libérateur. Il refuse un messianisme guerrier et terrestre. Et on comprend, dans ce contexte, la consigne de silence que donne Jésus vis-à-vis de ce messianisme royal tout au long de son ministère terrestre (ce que les exégètes appellent le « secret messianique »).
On voit réapparaître dans l’Evangile l’appellation de roi quand il n’y a plus aucune ambiguïté, quand c’est un roi de dérision qui apparaît. Pilate lui posera la question : « Es-tu le roi des Juifs ? » et Jésus de répondre : « C’est toi qui le dis. » (cf. Mt 27, 11). La foule lui reprochera –suprême trahison – d’avoir voulu se faire roi et c’est bien comme séditieux qu’on l’amène au tribunal de Pilate. On se moquera de lui. On lui mettra un manteau rouge. On lui donnera comme sceptre un roseau. On lui posera bien sur son front une couronne mais ce sera une couronne d’épines. On lui dira « Salut, roi des Juifs ». On l’apostrophera au pied de la croix : « Il est le roi d’Israël, qu’il descende maintenant de la croix, et nous croirons en lui. » (Mt. 27, 42). Sur la croix, on posera cet écriteau de dérision : « Jésus le Nazaréen, Roi des Juifs. » (Jn 19, 19). En fait, la vraie royauté de Jésus ne se révèle que lorsqu’il est cloué, comme un esclave, sur le bois de la croix et que, de son cœur transpercé, il sort de l’eau et du sang.
Jésus est bien roi mais pas à la manière des rois et des souverains de la terre. En effet, il inaugure un règne, « le règne de Dieu ». Ne dit-il pas dans sa prédication : « Le temps est accompli, et le Règne de Dieu s’est approché : convertissez-vous et croyez à l’Evangile. » (Mc 1, 15). Ce règne, Jésus l’annonce, en manifeste la venue, la présence parmi les hommes. Mais ce règne qu’il instaure n’est pas de ce monde : « Ma royauté, dit Jésus en saint Jean, n’est pas de ce monde. Si ma royauté était de ce monde, mes gardes auraient combattu pour que je ne sois pas livré aux Juifs. Mais ma royauté, maintenant n’est pas d’ici. » (Jn 18, 36). Pour Jésus la notion de royauté selon ce monde est toujours connotée d’une référence à la puissance, au pouvoir humain, au prestige, à la force, à la contrainte : « Vous le savez, les chefs des nations les tiennent sous leur pouvoir et les grands sous leur domination. Il ne doit pas en être ainsi parmi vous. » (Mt 20, 25-26).
Le règne de Jésus est celui d’un amour qui s’offre et se donne. Jésus vient dire à chaque homme : tu es aimé par le Père. Tu es unique à ses yeux, tu es le fils, la fille bien-aimé(e) du Père. Laisse-toi aimer et, à ton tour, entre dans cet amour. Tu es aimé. Tu es invité à aimer. Accueille en toi cet amour et toute ta vie en sera transformée. Cet amour n’est pas un amour captatif, possessif. C’est un amour généreux, qui se livre, qui se donne, qui invite à se décentrer de soi. Cet amour, Jésus ne l’impose pas de façon autoritaire. Il l’offre et le propose. Il fait appel à notre liberté car il n’y a pas d’amour contraint. Dans l’Apocalypse, le Christ ressuscité dit : « Voici que je suis à la porte et je frappe. Chez celui qui entend ma voix et ouvre la porte, j’entrerai et nous mangerons en tête-à-tête, lui avec moi et moi avec lui. » (Ap. 3, 20). Pour vivre sa messianité, Jésus choisit donc un chemin de simplicité, d’appel au cœur et à la liberté. Il utilise des moyens pauvres pour que ce soit l’amour seul qui touche les cœurs. Pourtant, Jésus a été confronté à la tentation de la puissance, du merveilleux, de la force pour accomplir sa mission. Il y a résisté victorieusement. Et c’est quand il est élevé sur la croix, quand il donne à voir la faiblesse, l’échec et le dénuement les plus extrêmes qu’il manifeste la plus grande fécondité d’un amour qui se donne. La résurrection viendra révéler et communiquer cette fécondité. Oui, Jésus inaugure bien là un règne qui ne passera pas. Comme la préface d’aujourd’hui l’exprime merveilleusement : « un règne sans limite et sans fin : règne de vie et de vérité, règne de grâce et de sainteté, règne de justice, d’amour et de paix. »
L’Eglise, dans son histoire mais aujourd’hui encore, peut être tentée d’utiliser des moyens de puissance pour remplir sa mission : recherche de l’appui politique pour asseoir son influence, forte assise sociale, moyens financiers conséquents, constructions de prestige, emprise sur la communication médiatique et tout cela justifié par la volonté de promouvoir ou de défendre la bonne cause ! On sait aujourd’hui l’importance de l’utilisation des sondages, de la force des chiffres, au point de se laisser fasciner par les résultats. Dans une approche sociologique de l’Eglise, on nous renvoie souvent à des chiffres qui montrent une baisse de l’emprise du catholicisme sur la société française. Prenons en compte des données indiscutables, mais ne nous laissons pas trop impressionner par ces indices. Le Christ n’a pas joué le nombre. Ce qui compte, c’est l’accueil de sa grâce, c’est le cœur de l’homme qui se transforme. La vitalité profonde de l’Eglise n’est pas dans une visibilité mondaine mais dans la sainteté de ses membres.
Suivons notre Roi, prenons avec lui le chemin du service, de l’amour gratuit, du pardon et de la réconciliation. Ne nous laissons pas fasciner par des moyens de puissance, les mêmes qui faisaient dire à Staline en parlant de Pie XII : « Le pape, combien de division ? » ! Prenons cette route avec Marie, l’humble villageoise de Nazareth. La mère de Jésus n’a pas choisi les grandeurs humaines. Dans le chant du Magnificat, elle dit avec vigueur où sont ses solidarités. Toute sa vie, elle a parcouru son pèlerinage de foi, son chemin de croix, son aventure de confiance et d’alliance. Qu’elle nous fasse tenir dans la fidélité et la confiance, cette confiance qui nous fait dire, comme l’apôtre Pierre à Jésus : « Seigneur, a qui irions-nous. C’est toi qui as les paroles de la vie éternelle. » (Jn 6, 68).
+ Jean-Pierre cardinal RICARD Archevêque de Bordeaux