Le Fils ouvre son coeur

par | 24 mai 2020

Frère David Perrin

On se sent petit — n’est-ce pas ? — tout petit, quand on entend de telles paroles. On se demande même si l’on a le droit d’être témoins d’une conversation aussi intime. Jamais le Christ n’avait parlé ainsi devant ses disciples. Quand ils étaient encore en Galilée, il lui arrivait souvent de se retirer dans la montagne, tout seul, pour aller prier. Que pouvait-il bien dire et demander à celui qu’il appelait son Père ? Les disciples auraient tant aimé savoir mais jamais ils n’ont osé l’interroger. Une fois, seulement, ils se sont risqués à lui demander : « Maître, apprends-nous à prier ». Jésus, aussitôt, leur avait enseigné la prière du « Notre Père » mais les mots qu’il formulait à son Père, les siens, demeuraient secret.

Ce soir-là, au Cénacle, tout est différent. Jésus ne se retire pas dans un lieu désert. Il ne se met pas à l’écart. Il prie son Père à voix haute en présence de ses disciples. Pour la première fois, ils entendent ce que le Fils dit à son Père. Pour la première fois, ils savent. Ils savent mais ils se demandent s’ils ne sont pas de trop, s’ils ont le droit d’être là, d’écouter ces paroles si personnelles. Le Maître livre son cœur. Il prie à cœur ouvert. Ne vaudrait-il pas mieux qu’ils se retirent, discrètement, sur la pointe des pieds, sans faire de bruit ? Ne vaudrait-il pas mieux qu’ils sortent un instant ? qu’ils laissent le Fils et le Père converser en paix ? En cette heure si grave, la dernière heure, ils ont sans doute beaucoup de choses à se dire. Faut-il vraiment qu’ils sachent ce que le Fils dit à son Père ?

Oui, il le faut. Car il a plu à Dieu de faire de nous ses amis, ses intimes. C’est à peine croyable mais c’est vrai. La Sainte Trinité nous a offert son amitié alors même que nous n’étions que des créatures ; qui plus est, des créatures plongées, embourbées dans le péché. Le Christ veut faire de nous ses amis, pour de vrai. Il nous le prouve en nous donnant d’entendre la grande prière qui monte de son cœur. Le mystère tenu caché pendant des siècles dans le sein de Dieu nous est, enfin, révélé. Tout ce que le Fils a sur le cœur. Tout ce qu’il a dans le cœur, il nous le fait connaître. La vie éternelle, pour nous, commence.

Chaque homme, depuis cette nuit, peut savoir ce que Dieu pense, ce que Dieu se dit, ce que Dieu veut. Il lui suffit de prêter l’oreille pour devenir l’ami des trois personnes divines, pour prendre place à leur table et converser avec elles. Converser : ce verbe avait, au Moyen-Âge un sens très fort. Il signifiait avant tout se tourner vers l’autre. La conversation comme la conversion — c’est la même racine — suppose un mouvement de préférence puisque l’on se détourne de quelque chose ou de quelqu’un pour se tourner vers quelqu’un d’autre. Converser signifiait au Moyen-Âge tourner son cœur vers quelqu’un, l’écouter, lui parler, échanger avec lui, vivre en sa compagnie. On disait des époux qu’ils conversaient parce qu’ils vivaient ensemble et ne faisaient plus qu’un. Converser avec Dieu implique donc de se tourner vers lui, de l’écouter, de lui parler, de vivre en ami avec lui.

Mais dans cette conversion et cette conversation entre l’homme et Dieu, c’est Dieu qui a encore et toujours l’initiative. Le Fils qui, de toute éternité, était tourné vers le Père, s’est tourné vers nous. Le premier à s’être converti : c’est Dieu. Il s’est tourné vers l’humanité, il est allé vers nous, pour nous ramener à lui. Pendant des siècles, nous n’avons pas voulu entendre. Nous n’avons pas voulu tourner notre cœur, entendre ce qu’il nous disait par la bouche de ses prophètes. Alors la Parole, en personne, le Verbe, est descendu sur terre. Ceux qui l’ont entendu, ceux qui ont gardé la Parole, ont connu le vrai Dieu et celui qui l’a envoyé, Jésus Christ. Ils ont fait connaissance du Père, du Fils et de l’Esprit et ont pris part à la grande conversation divine. De la conversion à Dieu à la conversation avec Dieu, il n’y a qu’un pas. Nous avons pu le faire grâce au Christ Jésus. Par sa passion, sa mort et sa résurrection, il nous a rétablis dans l’amitié avec Dieu. Grâce à lui, nous pouvons désormais entrer dans la conversation de Dieu. Mais pour converser avec Dieu, il faut avoir quelque chose à dire. C’est pourquoi nous avons besoin de recevoir en nos cœurs l’Esprit du Fils qui criera en nous : AbbaPère (Ga 4, 6).

Frère David Perrin

Frère David Perrin