L’éphémère et l’éternel – fr Thierry-Dominique Humbrecht op
L’éphémère et l’éternel
Homélie du fr Thierry-Dominique Humbrecht op, dimanche 15 novembre 2009, 33e T. O., année B
Sur Daniel 12, 1-3, Hébreux 10, 11-18 et Marc 13, 24-32
« Tout s’écroule, c’en est trop, ça ne peut plus durer ! ». Dès qu’ils perçoivent le déclin, parfois non sans raisons, certains aiment à prédire la fin du monde. Les rumeurs d’Armageddon envahissent les écrans, et les fracas de l’Apocalypse commencent à encombrer les esprits des chrétiens.
Pourtant, l’expérience devrait nous l’apprendre : quiconque prédit la fin du monde se trompe toujours ; quiconque construit un agenda apocalyptique, comme celui d’une « Église entrée dans sa dernière semaine », se rend plus ridicule encore. Au fond, l’Apocalypse, nous ne la comprendrons qu’après-coup. Avant, nous ne savons rien de rien à son sujet. Rien, sauf une réalité : le retour du Christ et son triomphe.
Loin de toute théologie de bazar, le triomphe du Christ fait converger notre présent. Tout s’écroule ? Non. Tout s’explique, à sa lumière. Un peu trop, peut-être, car la lumière du Christ est crue et brûlante à la fois. Le reste pâlit.
À la lumière du Christ, se relativise l’accessoire. Or, de l’accessoire, il y en a, dans notre vie. Les magazines que nous achetons dans le train idolâtrent l’éphémère. Nous les lisons, de préférence aux grands livres, aux vrais livres. Les informations du soir encensent le périssable : nous les regardons, de préférence à la soirée passée avec nos proches. Le lendemain, tout est oublié. D’ailleurs, aux heures de bilan, car il y en a de temps en temps, bien des soucis passés nous font sourire. L’éphémère, quand il est passé, se dévalue vite.
Souvenons-nous de ces événements qui naguère comptaient et qui, aujourd’hui, ne comptent plus : une colère d’enfant, un matin, dans la cour de l’école ; des larmes adolescentes, celles d’un premier amour, à douze ans et demi ; l’angoisse de l’étudiant, la veille de son concours.
Après-coup, l’essentiel d’un jour nous paraît futile. Nous sourions de ce passé-là. Nous le racontons avec plaisir. Même s’il fut tragique, il est loin, la distance est prise. Pourtant, sur le moment, ces événements étaient importants à nos yeux. Ils n’étaient pas futiles, ceux-là, et même revêtus d’une certaine gravité. La colère d’un enfant, c’était son monde, celui par lequel il se construit ; les larmes de l’adolescent, c’était l’apprentissage des passions ; l’angoisse de l’étudiant, c’était l’épreuve à surmonter, son métier à conquérir. Tous ces actes, passés, enfuis, ont pourtant tissé l’avenir. Sans eux, nous ne serions pas ce que nous sommes devenus.
Tout ce qui est révolu n’est donc pas pour autant méprisable ; mais l’après-coup opère un tri cruel entre le futile et l’utile, entre le périssable et le permanent. Ainsi en ira-t-il, et tellement plus, à la fin de notre vie, et celle-ci peut arriver à tout moment ! Ainsi en ira-t-il, de même et enfin, lors du retour du Christ et du jugement général. La lumière du Christ fera, tout à coup, le départ du temps gagné et du temps perdu.
Que nous restera-t-il ? Qu’aurons-nous à lui montrer de notre vie passée ? Oh ! Je ne dis pas seulement lui montrer le présentable ; les morsures du péché seront à lui montrer aussi, car lui seul les aura guéries. Mais qu’aurons-nous à lui montrer de nos choix, de notre discernement entre l’éphémère et le permanent, digne d’être écrit dans le « livre de Dieu » du prophète Daniel ? Car c’est à l’aune de l’éternité que le temps passé devient du temps gagné.
Donc, ce qui dans notre vie terrestre aura été marqué au coin de l’amour de Dieu, de la charité, cela subsistera. Pas seulement ce qui aura été fait avec amour, mais ce qui aura été fait pour l’amour de Dieu. Le reste aura disparu, comme un faux ami qui se dérobe le jour du combat. Le futile est un brillant camarade, mais il n’est pas un ami. C’est un traître. Les branches mortes tombent, et il le faut, pour raviver un tronc. Mais le tronc lui-même est-il vivace ? C’est la question, c’est notre question.
C’est pourquoi le retour du Christ en gloire est bien plus redoutable, à tout prendre, qu’un soleil et une lune qui s’éteignent ou des étoiles qui se décrochent. Lorsqu’on est regardé par celui qui est l’Amour et qui nous juge sur l’amour, le nôtre, il y a beaucoup de choses en nous qui s’éteignent ou se décrochent.
Cependant, cette épreuve n’est pas un malheur. Car celui qui nous jugera ainsi le fera au titre de sa royauté, de son sacrifice rédempteur, de son sacerdoce. Celui qui nous jugera, c’est l’unique grand prêtre, le seul qui fut capable d’ouvrir à nouveau les portes du sanctuaire de Dieu. Les portes, il les a ouvertes pour nous. Son sacerdoce nous rend prêtres. Comme le dit l’Épître aux Hébreux, « Par son unique sacrifice, il a mené pour toujours à leur perfection ceux qui reçoivent de lui la sainteté ». Autrement dit, il n’attend pas que nous soyions devenus saints pour nous présenter devant lui. C’est lui qui nous rend saints.
Oui, mais il nous rend saints dès aujourd’hui, pas demain, pas après la mort. Après la mort, on ne décide plus, on a déjà décidé. Le jugement particulier enregistre et sanctionne le choix de chacun. C’est pendant sa vie qu’on décide, sinon, ce ne serait pas la peine de vivre ! La vie nous est donnée pour être sanctifiée, là, maintenant. La grâce du Christ est donnée par les sacrements de l’Église : le baptême, l’eucharistie, la confession. Elle est si simple, la sainteté. Elle aime Dieu au présent.
Mais nous préférons la futilité. Nous négligeons, nous différons, nous nous étourdissons. Notre éternité, qui est déjà commencée, si elle oublie la charité, se flétrit, se ratatine en temps perdu. D’où vient de goût d’amertume à la pensée de tant d’années inutiles pour le ciel ?
En cette année du sacerdoce, souvenons-nous du sacerdoce du Christ, « source de tout le sacerdoce », comme dit saint Thomas. Le Christ prêtre est notre unique salut. Puissent nos vies se conformer à son sacerdoce.
Tout le reste partira en poussière, même s’il se trouve un biographe complaisant, payé à la page, pour écrire notre vie. Un instant, l’homme de l’art semble lui conférer l’éclat dont elle aura manqué à nos propres yeux, la prolonger encore un peu, un petit peu, ne serait-ce que dans le souvenir des autres, qui n’en ont cure. Les livres de mémoires qui paraissent sont parfois passionnants ; souvent, ils ont la froideur d’un tombeau. Les grandeurs humaines semblent petites, lues dans un livre, lorsqu’elles ont boudé l’amour de Dieu. Même les grands pécheurs nous l’enseignent, quand les circonstances les contraignent au retour sur eux-mêmes : l’ambition, le monde, les succès, leurs vices les plus éclatants, tout a pris la fuite, le jour venu de l’éternité. Il n’en reste rien.
La robe blanche des ressuscités sera sans paillettes.