Pharisien et publicain

par | 30 octobre 2019

Frère Thierry-Dominique Humbrecht

Il y a plusieurs façons de départager pharisien et publicain.
La première façon est la plus objective. Elle désigne deux catégories sociales et religieuses
du temps de Jésus. Les pharisiens sont un courant spirituel puissant, le meilleur de tous, ceux qui
déjà croient à la résurrection, bref, le judaïsme à son sommet. Les publicains sont des hommes
d’argent, des financiers, des escrocs, la main plongée dans la caisse. C’est assez dire que les
premiers peuvent être fiers de ce qu’ils ils sont ; les seconds sont invités à s’en repentir. Deux
types humains courants, tout le monde les reconnaissait.
Aujourd’hui, il en resterait quelque chose, dans la répartition de ceux qui ont raison et de
ceux qui ont tort. Ceux qui ont raison sont ceux qui ont fait les lois, qui modifient en profondeur
la morale publique et privée, qui s’indignent qu’on les désapprouve, et qui agissent comme des
terroristes vis-à-vis des autres.
Ceux qui ont tort, ce sont les chrétiens. L’Université l’enseigne dans plusieurs matières :
ce qu’il faut dépasser, ce qu’il faut détruire, ce dont la laïcité a le droit de rire à volonté, c’est la
culture catholique. Le pharisaïsme n’est pas mort, il est aujourd’hui plus fort que jamais : l’homme
veut se faire tout seul, sans Dieu, contre Dieu, au-delà de l’homme.
Le publicanisme en est influencé, le chrétien est plus faible que jamais : obéissant, soumis
aux autorités, il a du mal à se rendre compte que désormais il doit résister et dire non pour
défendre l’Évangile, l’Église, les commandements de Dieu. Il n’a pas assez pris l’habitude de dire
non. Il se croyait chez lui.

Mais il y a une autre façon de départager pharisien et publicain. Elle nous concerne tous,
car chacun est tour à tour pharisien et publicain.
Oh ! C’est bien davantage que d’osciller entre vérité et modestie. Ce sont là des produits
dérivés. Il est bon d’être fier, comme de savoir garder sa place.
En revanche, l’orgueil est la racine du pharisaïsme de l’âme. L’orgueil consiste à faire
toutes choses par soi-même, seulement par soi-même, même et surtout les choses de Dieu.
Atteindre Dieu par soi-même, par ses seules forces, voilà la signature de l’orgueilleux. Le
pharisien de l’orgueil estime n’avoir pas besoin de la grâce, du salut, et surtout du pardon. Or la
grâce, le salut, le pardon, se reçoivent d’un autre. Voilà le hic.
Alors que le publicain sait ne rien pouvoir faire par lui-même. Il compte sur Dieu. Il
compte sur son pardon. Oui, mais, dans les deux cas, il y a des conditions : nommer le péché,
implorer le pardon, recevoir la grâce des sacrements.
Il y a très longtemps, l’attitude orgueilleuse face au salut était devenue une hérésie, le
pélagianisme, suscité par le moine Pélage. Teintée de stoïcisme, cette attitude consistait à
prétendre atteindre le ciel par ses seules forces humaines. Pourquoi ? Parce que l’homme en est
capable, et de surcroît il est intact, car il n’y a pas de péché originel.
Quiconque nie le péché originel devient pharisien, et nous sommes à une époque où
nombre de théologiens ont nié la réalité du péché originel. Nous risquons de devenir pharisiens
sans le vouloir : en ne parlant plus ni de salut, ni de péché, ni d’Enfer, ni de Croix du Christ. Ce
n’est pas un progrès, c’est un néo-pharisaïsme.

Objection à cela : on n’a jamais autant parlé de miséricorde divine, jusque et y compris
chez les théologiens qui ont mis le péché originel, et beaucoup d’autres choses, sous le boisseau.
C’est donc que l’on parle aussi du besoin d’être sauvé.
Oui, en effet, mais il est à craindre que ce fût pour de tout autres motifs. Une certaine
stratégie de la miséricorde, stratégie truquée et mensongère, a pu être mise en place pour couvrir
une multitude de péchés, les leurs. Pour les couvrir, c’est-à-dire pour les dissimuler : un parapluie
doré. Mais, nous le savons aujourd’hui, toutes les factures seront payées un jour, avec amendes et
intérêts.

Il y a une troisième façon de départager pharisien et publicain. Celle qui consiste à se
refuser à se croire plus fort que Dieu, et au contraire à attendre de lui le salut. « Qui s’élève sera
abaissé ; qui s’abaisse sera élevé ». Être abaissé ou bien relevé, oui, mais par qui, en vertu de quoi,
et quand ?
Le Psaume le dit : « Ne t’indigne pas devant celui qui réussit, devant l’homme qui use
d’intrigues (…). Les méchants seront déracinés » (Ps. 36). Et la vie nous l’apprend : ce qui est
pourri, ce qui se construit sur le mal, ce qui doit s’écrouler, s’écroule un jour : tout seul, sous son
propre poids de lucre, de stupre, de turpitude.
Quiconque s’élève contre Dieu finit par être abaissé, et d’abord par sa propre faute. Sur
terre, nous sommes les meilleurs pourvoyeurs de châtiments, pour autrui et aussi pour nous-
mêmes. Le Diable en personne, qui le sait parfaitement, peut rester paresseux, nous nous
damnons très bien nous-mêmes. Le Diable reste paresseux, mais comme un chat : avec un œil
entr’ouvert, aux aguets, guettant la faiblesse fatale, celle qui résulte de la désespérance d’après les
fautes lourdes.
Au ciel, en revanche, c’est Dieu qui élève et lui seul. Le Christ est le juge institué par son
Père. Toute vérité est établie, toute justice faite. À cette justice-là, rien ni personne ne résiste. Et
l’on peut penser que bien des gens en subissent le joug… Bien fait pour eux, ils l’auront mérité !
– Ah ! Zut, nous voici devenus pharisiens !
Sur terre, donc, le péché continue de proliférer. Dieu n’empêche pas qu’il soit commis, il
respecte trop la liberté. Et on le lui reproche. En revanche, il ne cesse de proposer les sacrements
du salut, entre croissance spirituelle et pardon des péchés. Et on le néglige.
Au fond, ce que nous aimerions, c’est n’être ni pharisiens – c’est mal vu –, ni publicains
– c’est dur à porter – mais plutôt sauvés par Dieu, sans rien faire et sans être dérangés. Sans se
donner le mal de la conversion à la grâce, et sans renoncer à son indépendance. Je fais ce qui me
plaît, Dieu me pardonnera. Ce n’est même plus du pharisaïsme, c’est une posture d’enfant gâté.

Ce qui nous intéresse, ce n’est pas le péché, pour le nier ou pour s’en accabler, c’est la
conversion. Tout attendre de Dieu, en fait de justice et de miséricorde. Il pardonne sans se lasser.
Nier le péché par orgueil, ou bien s’en accabler par une humiliation mal placée qui n’est pas
l’humilité, c’est encore trop s’occuper de soi.
Occupons-nous de Dieu, avec les moyens de Dieu, il nous délivre de nous-mêmes. Notre
époque, si friande de liberté, se fourvoie de s’éloigner de celui qui nous rend libres.

Frère Thierry-Dominique Humbrecht

Frère Thierry-Dominique Humbrecht