Se tenir entre Jésus et la foule

par | 23 juin 2019

Frère Pavel Syssoev

Fête du saint sacrement, l’institution des acolytes.

Jésus prit les cinq pains et les deux poissons, et, levant les yeux au ciel, il prononça la bénédiction sur eux, les rompit et les donna à ses disciples pour qu’ils les distribuent à la foule.

Entre Jésus et les foules se trouvent ses disciples. Leur position n’est guère confortable : les foules sont fatiguées, exigeantes, peut-être quelques peu irritées par la longueur de l’enseignement, même si elles accourent de loin pour l’entendre. Jésus semble refuser les solutions les plus pratiques et les plus évidentes : renvoyer tous ses gens pour qu’ils trouvent eux-mêmes leurs vivres. Pire encore : les disciples ne font qu’exprimer les besoins de la foule, et Jésus les engage à les satisfaire. « Donnez-leur vous-mêmes à manger ».

« Mais enfin, tu n’y penses pas ! Ce n’est pas pour nous qu’ils sont venus ici. Ce n’est pas nous qui les avons retardés. Ce n’est pas à nous de gérer leur intendance – ils sont grands et responsables, et nous manquons cruellement de moyens. Eux, ils sont venus pour toi. Toi, tu les as retenus ici. Nous sommes prêts à te donner ce qu’on a, cinq pains et deux poissons, et toi, tu assumes ».

Si ce langage vous paraît trop familier pour l’imaginer dans la bouche des Douze face à leur Sauveur, voilà une version plus spiritualiste. « Nous ne cherchons que l’effacement. Tout notre ministère est de se perdre pour toi. Nous ne sommes en rien différents de cette foule, pourquoi nous charger d’une mission particulière. Nous ne sommes rien. Nous, nous sommes l’humilité même. Se croire nécessaires, c’est du cléricalisme. Nous nous mettons dans l’assemblé, en te laissant ce peu que nous avons. Fais ton œuvre. Nous sommes des serviteurs inutiles. Inutile dons de nous déranger ».

Pour ma part, je préfère la première façon de parler : plus familière, mais plus vraie, elle ne cache pas sa démission et son désarroi derrière une fausse humilité.

S’il y a une démission, c’est qu’il y a eu une mission. Jésus engage ses disciples à servir de médiateurs entre lui et la foule. Par eux, la demande de la foule arrive jusqu’à lui. Par eux, il distribue ses dons pour les multitudes.

Jésus multiplie la nourriture, dans sa puissance il pourrait se passer de la médiation des disciples, mais c’est à eux qui confie son œuvre. Jésus prit les cinq pains et les deux poissons, et, levant les yeux au ciel, il prononça la bénédiction sur eux, les rompit et les donna à ses disciples pour qu’ils les distribuent à la foule.

Pourquoi le fait-il ? N’est-il pas plus divin d’agir seul ? Non, il est plus divin d’associer les autres à son œuvre, de leur conférer une dignité de participants au salut, plutôt que d’agir tout seul.

N’est-il pas dangereux de se livrer ainsi entre les mains de ses disciples, ceux-là mêmes qui le livreront, ceux-là mêmes qui sont si radicalement indignes de lui ? Oh que oui ! Cela est périlleux. Jésus se livre entre nos mains pour que nous le portions au monde entier. Sommes-nous dignes de ce don ? Certainement pas. Mais c’est en se livrant au service de ce don, en devenant ministre, serviteur du Christ-Eucharistie que nous trouvons, que chaque chrétien trouve la pleine mesure de sa dignité.

Chaque chrétien ? N’est-ce pas l’office des prêtres ? Il y a les Douze, mais il y a aussi les autres disciples. Celui qui porte communion aux malades, n’est-il pas serviteur de l’Eucharistie ? Les parents qui éduquent leurs enfants de la sorte qu’ils parviennent à la communion, ne sont-ils pas serviteurs de ce mystère ? Tout chrétien qui vit de l’Eucharistie ne la rend-il pas présente dans le monde, bien au-delà des mures de nos sanctuaires ?

Est-ce du cléricalisme – se croire indispensables face à l’Eucharistie ? Cela peut l’être, si nous traitons Jésus comme Judas qui le revend. Ne pensons pas que cela soit réservé aux prêtres : ne nous arrive-t-il pas de lâcher un peu de notre foi pour marchander avec le prince de ce monde ? Cela peut l’être aussi, si nous voulons garder ce don juste pour nous. A quoi bon nourrir les foules, nous sommes si bien entre nous ? Les foules n’ont qu’à partir chercher leur nourriture toutes seules. D’ailleurs, elles s’en passent fort bien de nous. Sans nous, elles cherchent le bonheur et la spiritualité hors du Christ, et nous sommes bien à l’aise de les voir s’éloigner. Enfin tranquilles ! Nous n’avons plus à leur parler. Nous n’avons pas à les chercher. Nous n’avons pas à nous exposer. Par humilité, disons-nous. Bien sûr. Ou tout simplement par lâcheté.

Mes chers frères – Gabriel, Martin, Jourdain-Marie, Paul-Dominique. Dans quelques minutes vous serez institués acolytes. Qu’est-ce à dire ? A vous l’Eglise confie le service de son plus grand trésor, l’Eucharistie. Vous servirez à l’autel au nom de l’Eglise tout entière, en présentant le désir des foules innombrables, affamés, cherchant le Christ. Vous assisterez les prêtres dans leurs fonctions. Vous porterez la sainte communion. Vous animerez la prière chrétienne au nom de l’Eglise. Vous donnerez un peu de vous-même à cette grande œuvre du Christ qui prend du pain, qui le bénit, qui se donne en le distribuant – par vous aussi – au monde.

Que le Seigneur bénisse votre ministère. Qu’il nous rappelle à tous notre dignité des baptisés, de ceux à qui Dieu se donne sans réserve pour qu’ils le donnent au monde !

fr. Pavel Syssoev, op.

Frère Pavel Syssoev

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