Quelques réflexions qui vont suivre ne se veulent pas tant être un exposé de la pensée du Père Florenski mais plutôt une réflexion que sa pensée inspire. La conception riche et originale que Pavel Florenski élabore de l’art en général, de l’iconographie et de l’art liturgique en particulier, ne peut pas ne pas susciter des réflexions propres, des échos dans le contexte qui n’est plus le sien, des développements qui s’inspirent des principes que notre penseur a mis en lumière, mais qui les dépassent sans, je l’espère, les trahir.

L’œuvre du Père Pavel est tout sauf ésotérique. Il est vrai qu’elle demande une attention soutenue pour être comprise, mais elle est claire dans son expression. L’Iconostase ou ses articles sur l’art peuvent être facilement lus même par quelqu’un qui – comme moi – n’est pas un chevronné de l’esthétique philosophique. Mais, en plus, ses œuvres non seulement éclairent un domaine très particulier de l’histoire de l’art – l’iconographie russe d’une certaine période – mais donnent des principes explicatifs fructueux et valides – je vais essayer de le montrer – bien au-delà du contexte où elles ont vu le jour, le contexte du siècle d’argent russe et de son destin tragique dans l’Union soviétique.
L’article qui nous servira de canevas s’intitule L’action liturgique comme synthèse des arts (Храмовое действо как синтез искусств).[1] C’est un exposé que le Père Pavel destine à la commission soviétique chargée de la protection des arts et des antiquités de la Laure Trinité – Saint-Serge. Il s’agit d’un texte bref, d’un style alerte, allant très vite au fond des choses et dont la thèse principale est aisée à saisir : une œuvre d’art, a fortiri l’ensemble artistique tel qu’est la Laure ne peut pas subsister comme un objet sans vie, en dehors de la vie liturgique, monastique, religieuse qui l’a engendrée et produite.

En effet, en parlant de la conservation d’un fait culturel, d’une œuvre d’art, nous concevons spontanément un musée comme un lieu qui lui serait approprié. Dans la conscience « naïve » (et qui d’entre nous en est exempt ?!) la culture est ce que nous voyons dans les musées, dans les bibliothèques, dans les conservatoires – le mot dit long de la vocation de ces nobles institutions sans doute absolument indispensables. Mais lorsque nous contemplons un phénomène esthétique, il devient clair que cette vision de musée est fort insatisfaisante, voire fausse. Je cite notre auteur : « Le musée – je pousse ma pensée jusqu’au bout – le musée, subsistant par soi, est une œuvre fausse et essentiellement nuisible pour l’art. Il est vrai que l’œuvre d’art s’appelle un objet, mais elle n’est pas un objet, une chose, elle n’est pas ergon, elle n’est pas une momie immobile, stagnante, morte de la réalité artistique, mais cette œuvre doit être comprise comme un jaillissement inépuisable de la création, comme une activité vivante, tonique du créateur… cette activité est éloignée du créateur dans le temps et l’espace, mais elle ne peut pas en être séparée… c’est une énergeia de l’esprit »[2]. Ce recours à l’opposition energeiai – ergon est remarquable. Nous savons quelle importance ces termes auront pour Lossev, pour toute la tradition de l’onomatodoxie, pour la théorie du langage. Dans notre contexte – esthétique – cela signifie que remplacer un acte vivant, jaillissant de la création par son empreinte, par le fait (factum) revient à priver l’œuvre d’art précisément de son titre d’une œuvre pour la réduire à l’état d’une chose, d’un objet quelconque : mort, muet, inintelligible.

La conclusion s’impose : pour être perçue comme une œuvre, une production artistique doit être rencontrée par le spectateur dans les conditions connaturelles à l’œuvre en question. Ce système organique des liens qui permettent la perception d’une œuvre n’est pas quelque chose de négligeable ou d’extérieur à l’œuvre elle-même. En dehors de ces liens, l’objet perd toute intelligibilité. « Quelques chiffons de musée et le tambour du chaman ont autant de valeur dans l’étude du chamanisme, comme l’éperon de Napoléon pour l’étude de l’histoire militaire ».[3] Nous risquons fort remplacer la contemplation, la compréhension esthétique par la manie de collectionneur. Le philologue a besoin du bibliothécaire, mais on peut être un bon bibliothécaire, voir même un collectionneur passionné des livres sans nécessairement les lire ! Florenski en donne l’exemple – en parlant d’un calice en marbre, le don du grand prince Basile l’Obscure, le commissaire marque dans le registre « autant de marbre, pour le prix de trois roubles cinquante »[4]. Le livre qui n’est plus lu, l’œuvre d’art où l’on ne perçoit que la quantité de marbre au prix de trois roubles cinquante (ou quinze millions d’euros, c’est tout pareil !), n’est plus une œuvre, c’est un objet absolument aliéné, dénaturé, mort.
Ces réflexions de Florenski nous font poser très sérieusement la question de ce que nous entendons par notre patrimoine européen. Serait-ce une simple somme mécanique d’objets ? Une somme de connaissance ? Qu’est-ce qui les rend vivants, opérants, parlants ? Pour Florenski, nous ne pouvons pas répondre à ces questions en faisant abstraction des valeurs qui unissent ces objets, qui les établissent dans l’unité du style.

Qu’est-ce le style ? L’unité du contenu et de l’expression[5]. Ce que l’artiste dit par son œuvre et comment ceci est dit. Pour saisir donc ce style, il nous faut nous mettre à la longueur d’onde de l’ouvre. C’est elle et non plus nous qui donne le ton (à l’opposé exact de tout kantisme naïf). Le tableau exige la lumière, une certaine lumière, la musique – le silence, l’architecture – l’espace. Mais au-delà de ces constats basiques, chaque époque, chaque style particulier exige un certain nombre de conditions pour pouvoir exister en tant qu’acte artistique. Plus l’ouvre est complexe, plus elle demande des conditions, plus elle demande aussi d’humilité de la part de celui qui prétend la contempler. Je ne me projette pas sur l’ouvre artistique, je laisse façonner ma perception par l’œuvre. Vous reconnaissez ici un des grands thèmes de la perspective inversée. Il est donc absolument absurde pour notre auteur vouloir comprendre une œuvre d’art en faisant abstraction de son sens, des valeurs qu’elle exprime. La réduire à une simple prouesse technique – ce que nous faisons en considérant par exemple l’art chrétien indépendamment du christianisme – revient réduire le magnifique calice à trois rouble cinquante de marbre.
Ces considérations générales ont une valeur toute particulière pour l’art liturgique, ecclésial pour utiliser l’expression du Père Florenski. Tout d’abord, l’art ecclésial est symphonique, synthétique par sa nature. L’action liturgique fait appel à la musique, au chant, à la chorégraphie des mouvements, à la peinture, à l’art des arômes, à l’architecture, à la littérature. Mépriser un de ces aspects revient à détruire l’action liturgique. (En tant que clerc j’ose remarquer que les tendances iconoclastes à l’Occident ces dernières décennies ont parfaitement réussi à anéantir une grande partie de l’héritage mystagogique latin). Conséquence : extraire une icône de cet organisme artistique qui lui est connaturel et la considérer comme un tableau revient à la rendre laide. Mais suffit-il de conserver l’ensemble des arts pour protéger la liturgie ? Un opéra, par exemple, fait aussi appel pas seulement au chant, mais à l’architecture du théâtre, à la peinture des décours, des costumes, à l’art dramatique des acteurs, à la chorégraphie. Sauvegardez cette unité, et il y a de fortes chances que vous obtiendrez un bon opéra.

Cela pourtant est radicalement insuffisant pour l’art liturgique. Nous avons déjà noté à maintes reprises que pour le Père Florenski l’art ne se réduit pas à la technique de l’expression, mais il est l’affaire du style, de l’union organique et vivante de ce qui est dit et des moyens utilisé pour le dire. De sorte, le contenu intelligible d’une œuvre d’art n’est pas un rajout cérébral à ce qui de soi ne relève que de la sensibilité. Il n’y a pas chez lui –comme d’ailleurs chez presque tous les penseurs russes religieux – de séparation possible entre le noumène et le phénomène. Comme le remarquait ironiquement le grand Lossev dans sa préface à la Philosophie du Nom : à quoi bon les noumènes qui n’apparaissent nulle part ou les phénomènes qui n’expriment rien. Florenski lui-même dans l’Iconostase envisage des phénomènes séparés de leur intelligibilité comme des « masques », личины, avec tout le poids négatif que ce mot a chez lui. Une œuvre d’art est une expression qui met à la portée de notre sensibilité des sens du monde spirituel, elle est une cristallisation – pour reprendre une autre expression de l’Iconostase – de l’expérience spirituelle que l’artiste apporte dans notre bas monde en descendant des cimes de la contemplation. Il est évident que cette conception de l’art doit énormément au platonisme, d’ailleurs notre auteur le note. Il est évident aussi que dans cette vision des choses, l’art pour l’art n’est qu’un jeu décadent vide d’une véritable créativité.
Une œuvre d’art donc est pour Florenski une vérité dite, peinte, chanté, mais d’abord contemplée. Pour l’auditeur – ou le lecteur – une telle œuvre est comme le médium qui lui dit cette vérité. Ou bien cette connexion est établie – et alors l’acte artistique a pu se réaliser pleinement – ou bien la contemplation n’est pas reproduite : faute des dispositions chez le percepteur, faute du travail de l’artiste. Pour reprendre l’image de l’Iconostase : ou bien la fenêtre est la lumière même, et telle est sa raison d’être ; ou bien elle n’est qu’un peu de bois et de verre et non une fenêtre. Ou bien l’icône – car c’est l’art liturgique qui nous intéresse ici – est une réalité spirituelle intelligible donnée dans les couleurs, ou bien elle n’est qu’un peu de peinture et une planche. Ceci est sûrement vrai pour l’art iconographique, liturgique, mais – j’ose demander – est-il possible de comprendre toute œuvre d’art par le biais de cette conception ? Si nous voulons la plaquer à toute l’histoire de l’art, beaucoup d’œuvres artistiques se trouveront discréditées. Pourtant, si nous nous limitons à l’art liturgique, une telle exigence – dire ce qui est contemplé – est parfaitement légitime.
Il ne suffit donc pas à l’œuvre liturgique pour être vivante de demeurer en lien avec l’ensemble liturgique. Il ne suffit pas à l’icône d’être exposé dans une église pendant une liturgie. Nous pouvons imaginer une reconstitution théâtrale d’une action liturgique, comme pourrait le faire les baroqueux de nos jours, qui sera très fidèle à des règles artistiques et profondément dissonante, car privé du sens cultuel. Et le culte n’est saisi comme tel que par son participant. Leitourgia est une action commune, la regarder sans y participer, comme un spectacle exotique, fait passer à côté non seulement de son caractère cultuel, mais de sa visée culturelle tout court.
Voilà la grande thèse de Florenski, si simple et si souvent négligé, l’art liturgique n’est pas uniquement une cohérence des règles, mais il exige une culture, une vie qui va avec. Dans le cas de l’exposé que j’ai pris pour ligne rouge, cela signifie, que la Laure Saint-Serge vidée de la vie monastique ne sera qu’un cadavre, même si les églises, les iconostases, la tradition des chantres et les bibliothèques demeurent parfaitement intacts. L’unité créée par l’œuvre d’art ne renvoie pas seulement à d’autres œuvres d’arts, mais à la vie spirituelle dont elle est l’œuvre, dont elle est l’expression et le produit. L’art véritable, particulièrement l’art liturgique, est symbole : il est une expression vivante de la vie qui la dépasse. Il est aussi le sacrement, car il introduit dans cette vie de l’esprit.
Faisons un pas de plus. Suffit-il avoir une vie spirituelle intense pour être la source d’une expression artistique ? Non. Un génie spéculatif, même un grand saint n’est pas nécessairement un artiste. Ce qui est contemplé par les uns peut être exprimé par les autres qui possèdent les moyens de la faire. Si nous nous adressons à un très bon texte La Laure Trinité Saint-Serge et la Russie[6], nous voyons la Trinité de Roublev est une expression de l’expérience contemplative dont saint Serge de Radionezh est un archétype. Toute la vie spirituelle de la Russie est présentée par Florenski comme une quête de Sophie, la capacité divine du monde[7]. Saint Serge en est l’accomplissement, à la fois politique, historique, mais surtout agiographique : il a vécu de ce qu’il a contemplé, il contemplait selon un mode de vie inauguré dans son monastère. Saint André Roublev qui invente – au sens médiéval de ce terme – le canon de la Trinité qui remplace celui de l’hospitalité d’Abraham, ne fait que traduire en couleur la vision instaurée par saint Serge.
Cette traduction, dépend-elle uniquement de la vie spirituelle ? Non, car la culture ne se compose pas uniquement des sens ; mais aussi de leurs expressions. Notre manière de dire le bien, le beau, le vrai dépend de l’héritage que nous recevons. Quel est cet héritage pour l’art liturgique russe ? Il est judéo-chrétien, cela va de soi. Mettre entre parenthèses les racines chrétiennes de la Russie revient pour Flornski à un suicide culturel : nous devenons incompréhensibles pour nous-mêmes[8]. Mais dire judéo-chrétien ne suffit pas. Le christianisme tel que la Russie (avec son âme slave déjà existante au moment du baptême) le reçoit est celui de Byzance, de sorte que l’héritage de la Grèce antique est inséparablement soudé pour l’âme russe – pour le bien et pour le mal (si l’on suit Tchaadaëv) – avec le byzantisme. L’apport occidental, latin, même s’il est moins perceptible n’est pas à négliger. Il est évident que Florenski comme beaucoup de ses contemporains se sentait européen, un russe européen (pour utiliser l’expression de Soloviev dans Les trois entretiens), parfaitement au courant des derniers travaux des mathématiciens, des philosophes ou des scientifiques occidentaux. Mais il ne suffit pas de juxtaposer les influences pour définir le style. La richesse de cet héritage inscrit l’art liturgique russe dans le contexte européen, il en est un fruit. Cependant, de même que les matériaux utilisés par un arbre ne suffisent pas pour rendre compte de sa croissance, il faut encore expliquer ce qu’est sa vie, sa force dynamique, son principe interne, de même les apports des autres cultures ne suffisent pas pour expliquer ce qui rend l’art liturgique russe unique. Pour cela il nous faut faire appel à cette expérience spirituelle qui pour le Père Florenski se cristallise, comme nous l’avons dit, dans la vie et l’œuvre de saint Serge de Radonezh, higoumène de toute la Russie.

Pour terminer, permettez-moi de tirer quelques conclusions qui seraient applicables à notre situation. Je vous laisse juger de leur conformité ou non à la pensée de Pavel Florenski. Premièrement, le patrimoine – européen en particulier – n’est pas une somme d’objets. Extraire une œuvre de son contexte, de sa finalité, transformer une église en musée, un palais en restaurant, un théâtre – en supermarché, c’est surement les rendre plus accessibles, mais c’est aussi les dénaturer, les aliéner en tant qu’œuvres d’art. Nous le savons tous, il ne suffit pas de garantir l’accès physique à des cimes de la culture pour donner accès à la culture. Il faut encore donner des moyens qui permettront de voir, d’entendre, de comprendre ce que l’œuvre dit. Deuxièmement, ce contenu intelligible de l’œuvre n’est pas un rajout à son caractère sensible, il en est le fondement, l’âme. Séparer ce qui est dit des moyens qui sont utilisé revient à sacrifier l’art sur l’autel du technicisme. Cela revient à remplacer l’expression artistique par le jeu des effets spéciaux, où la culture se réduit à un divertissement parmi d’autres. Troisièmement, l’unité artistique renvoie à quelque chose de plus grand qu’elle-même. A ce qui la précède dans le temps. A ce qui la dépasse dans la vie spirituelle. Couper une œuvre de ses racines culturelles, historiques, religieuses, vivantes, est l’aliéner. Quatrièmement, et je terminerai par cela, une œuvre d’art est toute relative à la personne humaine. A la personne de l’artiste. A la personne de celui qui la contemple. A la richesse de la vie intime des esprits qui ont permit l’éclosion de cette œuvre, comme la vie de saint Serge a permis la création de la Trinité de Roublev. S’il n’y a pas de cette vie culturelle spirituelle personnelle, il ne suffit pas de multiplier les influences. La juxtaposition multiculturelle n’a jamais enrichi personne, si précisément il n’y a pas de personne avec son histoire, ses valeurs, sa foi, ses espoirs, ses racines, sa culture qui unifie ces influences.

[1]Храмовове действо как синтез искусств, dans Павел Флоренский, Вопросы религиозного самопознания, АСТ, Москва, 2004, стр. 213-232. Sauf indications contraire, les autres textes sont cités d’après ce recueil.
[2] Op. cit., p. 214-215.
[3] Op. cit., p. 216. Comment ne pas rapprocher cette remarque avec les réflexions de Mircea Eleade sur l’insuffisance radicale des traces archéologique pour restituer la complexité culturelle de l’activité qui les a produites ? En effet, même un tombeau parfaitement conservé nous renseigne peu sur ce qu’était la vie, la mort, le rite funéraire, ici-bas et l’au-delà pour les auteurs de cet artéfact.
[4] Op. cit., p. 219.
[5] Op. cit., p. 221.
[6] Même édition, pages 185-212.
[7] Op. cit, p.194.
[8] Cf. l’article Orthodoxie dans le même réceuil, p. 145-184.

fr. Pavel Syssoev