Pourquoi, aujourd’hui, dans l’Eglise peut-on tout critiquer : le pape, les dogmes, la morale, les sacrements, les conciles, les documents pontificaux… tout, sauf Vatican II ? Comment un concile peut-il effacer les autres conciles, remplacer le catéchisme et être si populaire, alors même qu’il affirme explicitement des choses dont on ne veut plus aujourd’hui à commencer par la réalité de l’enfer, du jugement dernier[1]. Corrélativement, son refus violent est l’acte fondateur de la fraternité saint Pie X. Dans les deux cas, Vatican II est synonyme de nouveauté, voire même de rupture, saluée avec enthousiasme par les uns, rejetée avec horreur par les autres. Beaucoup de jeunes catholiques perçoivent le concile un peu comme la révolution française dans les anciens livres d’école : le triomphe de la liberté contre l’autoritarisme. Certains vont même jusqu’à laisser croire qu’avant le concile il était interdit de lire la Bible, de discuter et, à la limite, de réfléchir, au point qu’on se demande comment saint Thomas d’Aquin, pour ne citer que lui, a pu exister.
Pourtant, le concile n’est qu’une forme extraordinaire du magistère qui a pour fonction de défendre la foi, vécue infailliblement et en plénitude par l’Eglise épouse du Christ. D’où ces deux conséquences. Celle-ci d’abord, aucun concile ne peut prétendre tout dire de la foi. Cette autre enfin, la foi exprime la pensée même de Dieu, elle est donc vérité une et immuable. Aucune explicitation de la doctrine ne peut donc limiter, supplanter, effacer, encore moins contredire une affirmation précédente. En résumé, la notion de nouveauté, au sens de rupture, est incompatible avec la réalité de la foi : « Pour toi, tiens-toi à ce que tu as appris et dont tu as acquis la certitude. Tu sais de quels maîtres tu le tiens. (…) Je t’adjure devant Dieu et devant le Christ Jésus, qui doit juger les vivants et les morts, au nom de son Apparition et de son Règne : proclame la parole, insiste à temps et à contretemps, réfute, menace, exhorte, avec une patience inlassable et le souci d’instruire. Car un temps viendra où les hommes ne supporteront plus la saine doctrine, mais au contraire, au gré de leurs passions et l’oreille les démangeant, ils se donneront des maîtres en quantité et détourneront l’oreille de la vérité pour se tourner vers les fables. » (2 Tm 3 14 – 4).

Aussi bien Vatican II s’est-il inscrit dans la continuité des conciles qui l’ont précédé : « En écoutant religieusement et proclamant avec assurance la parole de Dieu, le saint Concile fait sienne cette parole de saint Jean : « Nous vous annonçons la vie éternelle, qui était auprès du Père et qui nous est apparue (…) » C’est pourquoi, suivant la trace des Conciles de Trente et du Vatican I, il entend proposer la doctrine véritable sur la Révélation divine et sur sa transmission, afin que, en entendant l’annonce du salut, le monde entier y croie, qu’en croyant il espère, qu’en espérant il aime »[2].
Pourquoi, alors, est-il vécu par beaucoup comme le début d’un changement radical ? Pourquoi a-t-on laissé cette conviction se répandre ainsi dans l’Eglise ?
Le concile s’est voulu un concile pastoral qui, au lieu de définir des dogmes, a proposé des orientations concrètes sur des questions sensibles : le rapport au monde, le respect de la liberté religieuse et, enfin, le rapport avec les autres religions, tout particulièrement les chrétiens qui se sont séparés de l’Eglise catholique. Parler, d’une façon pratique, d’ouverture au monde à des gens pour qui il est difficile de quitter le monde, et de liberté à des gens allergiques à toute forme d’autorité, c’est, bien sûr, le succès assuré, mais c’est aussi la source inévitable de malentendus. On confond très vite, par exemple, ouverture et compromis, respect de la liberté et relativisme ; aussi lorsque le concile renonce à utiliser son droit de définir des dogmes, de condamner les hérésies et de prononcer des anathèmes, on entend, ce qu’il n’a jamais dit, qu’il ne faut plus condamner, c’est-à-dire que la vérité ne doit plus être cet absolu qui s’impose à nous et qui, du coup, limite notre liberté. Alors le respect de la liberté de l’individu devient celui de toute opinion, même si elle est erronée. Sauf que lorsqu’une intelligence ne distingue plus entre la vérité et l’erreur, elle est faussée et ne vit plus. De même, une affectivité, qui n’est plus attirée par le bien et repoussée par ce qui est mauvais, est tordue, enfermée dans la tristesse et la mort.

En résumé, à cette difficulté d’interprétation du concile il y a des motifs objectifs : nature du concile et questions qu’il a affrontées, et des motifs subjectifs : la difficulté au renoncement et la désobéissance qui, selon saint Paul, sont inscrites en nous à cause du péché que, par surcroît, nous répugnons à reconnaître[3]. A ces difficultés propres à la condition humaine depuis la chute, s’ajoutent évidemment celles qui proviennent de la situation historique dans laquelle nous nous trouvons. La société actuelle, en effet, est le fruit d’une révolte qui va jusqu’au bout de sa logique, c’est-à-dire qu’elle ne se contente pas, comme celles qui l’ont devancée, de nier Dieu, donc la transcendance, mais refuse toute règle, toute autorité, toute vérité absolue. A cause de tout cela, notre rapport au monde et l’idée que, spontanément, nous nous faisons de la liberté sont faussés. D’où la floraison d’interprétations du concile lui faisant dire ce qu’on désire entendre mais qu’il n’a jamais enseigné.

Revenons sur les motifs objectifs, et tout d’abord sur le fait même que Vatican II a voulu être un concile pastoral. Il est toujours difficile de définir des orientations concrètes, comme ont pu le vérifier tous ceux auxquels il est arrivé de donner des conseils pratiques. Tout simplement parce que, soit la personne appliquera bêtement ce qu’on lui dit – ce qui revient, au fond, à refuser de prendre ses responsabilités – et alors les résultats seront catastrophiques ; soit – et c’est ce qui lui est demandé – elle essayera de comprendre si et comment elle peut l’écouter et n’agira que lorsqu’elle aura vu que c’est bien cela qu’elle doit faire. Cela dépend donc de son intelligence[4] pratique, c’est-à-dire de sa capacité à tenir compte de la complexité de la situation, de l’impact de ses actes, sans oublier, pour autant, le but visé, ou, plus précisément, ce à quoi elle est appelée[5]. Cela dépend donc, aussi, de la droiture de son cœur. Seul celui qui aime la justice (avec le respect des personnes qu’elle implique) comprendra ce qu’est un comportement juste ; seul celui qui aime vraiment sera en mesure de comprendre et de donner ce que l’amour peut donner !
Tout ceci pour dire qu’on ne peut définir une ligne pastorale sans s’inquiéter de la façon dont elle sera comprise. Par exemple, se contenter, dans un discours sur l’éducation, de rappeler aux parents qu’ils doivent être, vis-à-vis de leurs enfants, des témoins de la miséricorde divine, c’est risquer d’induire certains à conclure qu’il ne faut jamais les punir, même lorsqu’ils font quelque chose de grave, avec cette conséquence qu’ils formeront des individus amoraux et sûrs de rester impunis. Les orientations proposées devront toujours être mises en pratique, et cela dépendra de l’intelligence prudentielle, de la bonté ou de l’élan de charité et enfin de l’humilité de ceux qui devront le faire. Méfions-nous, alors, de la présomption qui est la preuve que l’on ne comprend rien (voir 1 Co 8 2), tandis que la peur de mal faire est un signe rassurant.
En somme, il faudrait pouvoir modifier le discours selon les dispositions de chacun, parce qu’en s’adressant abstraitement à tous, on ne maîtrise plus très bien l’impact qu’il aura sur eux. D’où la question : a-t-on toujours été fidèle et a-t-on pris toutes les précautions nécessaires, lorsqu’il a fallu expliquer, appliquer et vivre le concile ? On peut en douter, en constatant la perte du sens du sacré et de son corollaire, la crainte de Dieu, chez beaucoup de chrétiens. Certaines “pratiques” liturgiques n’y sont pas étrangères, même s’il y a d’autres causes. La réforme de la liturgie était, évidemment, souhaitable et nécessaire. Mais fallait-il l’imposer avec si peu de souplesse et, en même temps, tolérer de tels abus dans sa “mise en application”[6] ? Tout cela a certainement contribué à donner cette impression de “rupture” dont nous parlions au tout début. Autre exemple. L’insistance avec laquelle on rappelle, sans nuance, à chaque chrétien qu’il doit être missionnaire, risque de faire oublier qu’on ne saurait donner ce qu’on n’a pas reçu… et qu’avant d’être compté parmi ceux que saint Paul appelle les “parfaits”[7], il faut subir un long noviciat, sous la conduite d’un maître spirituel. Faute de quoi, c’est le triomphe de la superficialité et du refus d’écouter ceux qui ont reçu du Christ la mission d’enseigner, auquel on assiste un peu partout.

Venons en maintenant aux questions pastorales affrontées par le concile. Et d’abord celle-ci : comment se comporter avec le monde, c’est-à-dire, d’une part, comment harmoniser la recherche du royaume des Cieux et la vie ici-bas, et, d’autre part, comment participer à l’organisation de la vie sociale avec des personnes qui ne partagent pas nécessairement notre foi ?
L’Eglise s’est longtemps sentie assiégée par le monde moderne dont elle dénonçait les erreurs graves qui mettent la foi en danger… Ce sentiment a pu engendrer chez les chrétiens une attitude de repli stérile. Au concile, l’Eglise a choisi de prendre le risque d’une attitude plus ouverte. En ce sens là, c’est vrai, Vatican II a provoqué un changement. Mais il n’a pas dit, comme certains ont cru l’entendre, ni que l’attitude précédente était condamnable et absurde, ni que l’attitude actuelle était parfaite, irrévocable et sans danger. D’une part, parce qu’il n’a rien condamné, et d’autre part, parce que dans ces questions il ne peut pas y avoir de réponse absolue et tranquille. D’abord, comme je le disais plus haut, l’ouverture, à laquelle le concile nous invite, sera concrètement ce que chaque chrétien vivra selon sa droiture de cœur, son intelligence et sa foi. Elle est donc facilement dénaturée par le péché et la bêtise de chacun d’entre nous[8]. Mais surtout, le rapport avec le monde ne peut pas ne pas être conflictuel : « Ils m’ont persécuté, ils vous persécuteront… » (Jn 15 20), ce qui exclut, d’entrée de jeu, une solution simple, facile et qui règle la question une fois pour toute.
Il y a deux situations stables possibles. Le monde accepte la foi et, corrélativement, la justice règle les rapports sociaux, du moins en intention. Ou bien, et c’est la seconde hypothèse, le monde reste étranger à la foi, mais il la respecte parfaitement et, du coup, on peut s’entendre avec lui sur le sens de la justice humaine et sa mise en œuvre dans la société.

Beaucoup penseront que le Moyen Age a démontré, en se rendant coupable de tous les abus que l’on sait (inquisition, etc.), que la première possibilité n’est pas souhaitable. Ils appelleront alors, pleins d’espoir, le triomphe d’un véritable humanisme pratiquant la tolérance parfaite, la séparation de l’Eglise et de l’Etat…

A-t-on pris le temps de réfléchir ? D’abord, il faut distinguer entre ce que serait une société de croyants sincères et un régime imposant la foi. Ensuite, il ne faut pas oublier les paroles du Christ sur le monde : « je ne prie pas pour le monde… » (Jn 17 9). Elles semblent écarter le rêve de la conversion de l’humanité toute entière. Peut-il exister, localement et dans un temps donné, des sociétés chrétiennes, je veux dire des sociétés où tout le monde serait spontanément, librement et réellement chrétien ? Elles devraient quand même accepter la possibilité qu’un jour quelqu’un refuse cette foi, ce qui nous ramène à la difficulté, pour des chrétiens, de ne pas imposer la foi[9] dès qu’ils occupent une position dominante. Sauf à être saint, c’est pratiquement impossible. Aussi vaut-il peut-être mieux pour l’Eglise ne pas se retrouver dans cette situation, comme au tout début de son histoire.
La seconde hypothèse suppose qu’il soit possible, d’une part de respecter la foi chrétienne sans la partager, d’autre part de chercher vraiment la justice ici-bas, sans la grâce. Comment l’affirmer tranquillement, en pensant, par exemple, à l’affirmation du Christ selon laquelle il est un signe de contradiction, une occasion de chute. Les paroles : « qui n’est pas avec moi, est contre moi… » (Lc 11 23) ou « s’il ne sont pas contre vous, ils sont avec vous » (Lc 9 49), semblent bien éliminer, elles aussi, la possibilité d’être neutre. A bien y réfléchir, c’est le corollaire de l’invitation “au banquet de la vie éternelle” de tous les hommes. Prétendre, en effet, qu’on peut éviter de répondre oui ou non, cela revient à dire qu’en fait certains ne sont pas invités ou que c’est nous qui décidons si nous le sommes ou pas. Ce qui est totalement absurde. C’est bien pourquoi, dans l’évangile, repousser à plus tard cette invitation équivaut concrètement à la refuser. Il semble donc que seuls ceux qui n’ont pas encore rencontré le Christ, comme le jeune homme riche de l’Evangile, pourraient éprouver une telle neutralité bienveillante… mais que se passera-t-il quand la rencontre aura lieu ? Et puis, comment le croire d’une culture qui, comme la nôtre, renie son origine chrétienne, ce qui n’était pas le cas de la civilisation que les premiers chrétiens ont rencontrée.
De même, affirmer catégoriquement la possibilité de chercher la justice sans accueillir la grâce, c’est ignorer et, à terme, nier la réalité du péché, malgré l’opposition paulinienne entre la Loi et la Grâce.
En conclusion, il semble difficile d’imaginer une situation stable, une vraie paix, c’est-à-dire quelque chose d’autre qu’une suite de négociations aboutissant à des compromis fragiles. Deux auteurs chrétiens, Benson et Soloviev, ont imaginé la fin des temps et l’avènement de l’Antéchrist sous les formes d’un humanisme universel… persécutant implacablement l’Eglise.

Il faut, bien sûr, éviter de se scléroser dans une méfiance maladive et systématique ou une approbation acritique, conduisant, dans un cas, à une opposition absurde, stérile et rigide, et, dans l’autre, à une dilution lente mais infaillible, dont la sécularisation est un des symptômes. Pour éviter ce double écueil il nous faut, chacun à son tour, permettre au désir du Ciel de prendre possession de notre cœur, selon les paroles du Christ : « Ne vous inquiétez donc pas en disant: Qu’allons-nous manger? Qu’allons-nous boire? De quoi allons-nous nous vêtir? Ce sont là toutes choses dont les païens sont en quête. Or votre Père céleste sait que vous avez besoin de tout cela. Cherchez d’abord son Royaume et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît. Ne vous inquiétez donc pas du lendemain: demain s’inquiétera de lui-même. A chaque jour suffit sa peine » (Mt, 6 31-34). Alors nous serons libres et enracinés dans la foi. Sans cela, l’ouverture au monde nous fera oublier la nécessité un jour de “tout quitter…” et, petit à petit, de compromis en compromis, nous oublierons les biens qui ne passent pas, nous cesserons d’être les témoins de la présence, ici-bas, du royaume des Cieux[10]. Seuls ceux qui, ayant rencontré le Christ comme saint Paul, peuvent dire avec lui : « si le Christ est avec nous qui sera contre nous… » (Rm 8 31) pourront résister à toute compromission, accepter d’être marginalisés, voire persécutés, bref « tenir bon jusqu’au bout et être sauvé » (Mc 13 13). N’oublions pas, et ne laissons personne oublier, que c’est par la Croix que le Christ sauve le monde. Elle manifeste son refus implacable et inexpiable de la lumière de Dieu. Ce pour quoi elle est, jusqu’à la fin des temps, un jugement sur le monde.
Deuxième thème sensible abordé par le concile : la liberté religieuse. Comment respecter la liberté de conscience et, en même temps, défendre la vérité de la foi ? Affirmer une vérité, c’est soutenir que tout ce qui lui est contraire est faux. Ou encore, ce qui revient au même, proclamer la vérité c’est combattre l’erreur. Jusqu’où ?

D’abord, une distinction. La foi suppose tout particulièrement la liberté, parce qu’elle est une invitation. Pensez au Père qui, dans la parabole de l’enfant prodigue, laisse partir son fils sans rien dire… Cela on ne devrait jamais l’oublier et, très justement, le Concile l’a rappelé, en précisant bien que l’Eglise l’a toujours su[11], même si, malheureusement, certains de ses membres ont pu l’oublier parfois. Par contre, les vérités nécessaires à la vie humaine, en particulier les vérités morales et leur absolu, ne sont pas, à proprement parler, une invitation et, en plus, elles sont naturelles, au sens où notre intelligence et notre cœur sont faits pour elles, ce sont elles qui les font vivre. Aussi, quelqu’un qui les refuse peut-il être puni, pour qu’il s’amende, et même exclu de la société, pour qu’elle se protège, comme l’organisme doit se défendre contre ce qui le met en danger. D’ailleurs, concrètement, dans toute société on n’admet pas de discussion sur un certain nombre de valeurs : de nos jours, la déclaration des droits de l’homme, la tolérance… Mais, autant il est juste que des valeurs vraies s’imposent, parce qu’elles sont vraies, autant il est injuste que des prétendues valeurs qui nient de vraies valeurs obligent, tout simplement parce que c’est la majorité qui le décide[12]. On retombe dans ce qu’on reprochait à l’Eglise au Moyen Age : se servir d’une position dominante pour forcer, donc violer, les consciences. Ce qui peut se faire aussi par une propagande exagérée. On ne peut pas respecter la liberté des individus sans tolérer des erreurs et sans permettre qu’elles puissent se propager… Mais jusqu’où cette propagande est-elle légitime ? Faut-il accepter que l’erreur ait plus de chance de convaincre que la vérité ? Tout homme n’a-t-il pas droit à entendre la vérité de façon à pouvoir la reconnaître comme telle. On se bat, à juste titre, pour que les générations futures puissent respirer un air non pollué, et on ne se préoccupe pas que les âmes soient étouffées par des ténèbres telles qu’il devient pratiquement impossible de discerner le vrai du faux, le bien du mal !
Une chose est sûre, lorsqu’on ne peut plus dire qu’un discours est faux et que cela est grave, alors on ne supporte plus la vérité et elle n’a plus le droit de se faire entendre. L’erreur viole les consciences par une propagande abusive aussi démoniaque que la propagande nazie ou maoïste. Cela semble bien être le cas de notre société qui, sous prétexte de tolérance, confond le fait qu’on n’a jamais le droit de contraindre quelqu’un à adhérer à une proposition s’il n’en est pas convaincu, avec le fait qu’il a moralement le droit de penser ce qu’il veut et que toutes les opinions se valent[13]. Pourtant, on ne dira jamais à un malade que s’il refuse de suivre le traitement qu’on lui prescrit il n’en subira aucune conséquence. On ne changera pas non plus la géométrie pour faire plaisir à tous ceux qui n’accepteraient pas certains théorèmes. Pourquoi en irait-il autrement dans les questions morales ou métaphysiques ? La mort de l’âme est peut-être moins visible que celle du corps, mais elle est bien plus grave[14] et, à terme, elle produit la guerre, les camps de concentration…

Faut-il le redire. On peut nier la vérité[15], elle n’en reste pas moins la vérité. Tout simplement parce que seul Dieu est créateur : Il dit et les choses sont… nous pouvons refuser de reconnaître ce qu’elles sont, nous ne pouvons pas les changer, faire qu’elles deviennent ce que nous voudrions qu’elles soient, car elles ne dépendent pas de nous. Je peux boire un poison malgré l’interdiction qui m’en est faite, je ne peux pas faire qu’il ne soit pas mortel pour moi. A partir du moment où Dieu veut que nous Le choisissions librement, il faut bien qu’Il nous donne la possibilité de Le refuser, Lui, et, par voie de conséquence, la vérité, le bien. Ou encore, en prenant les choses par l’autre bout, Il veut qu’on puisse se détourner de Lui uniquement parce que c’est la condition nécessaire pour qu’on Lui offre un oui libre, et c’est seulement ce oui libre qu’Il veut et qui a un sens. En décidant de ne pas le donner, par conséquent, on détourne cette liberté de la fin pour laquelle Il nous en a fait don : on en abuse, on s’oppose à sa Volonté en s’enfermant coupablement dans le péché, on se coupe du Bien et de la Vie ; bref, on se condamne au malheur. En d’autres termes, la liberté étant créée, elle est faite pour choisir la vérité et le bien, non pour décider de ce qui est bien ou mal. Tous, par conséquent, nous devrons, un jour, assumer les conséquences inévitables et méritées de nos choix. En ce sens, ne pas réagir contre le relativisme de notre époque, c’est se comporter comme une mère qui verrait son enfant courir vers un précipice et ne ferait rien pour l’en avertir ! En même temps, il ne s’agit pas de l’enfermer pour l’en empêcher !

Lorsqu’il s’agit de la foi, le respect de la liberté doit être absolu, car c’est pour cela que Dieu nous a voulu libres, pour que la foi soit une réponse d’amour à une invitation d’amour. Mais, là encore, là surtout, cela ne signifie pas que nous ayons le droit de refuser la foi et que nous n’en subirons pas les justes conséquences. Nous avons ce pouvoir, ce n’est pas un droit moral : « Tous les hommes, d’autre part, sont tenus de chercher la vérité, surtout en ce qui concerne Dieu et son Eglise ; et, quand ils l’ont connue, de l’embrasser et de lui être fidèles »[16]. Aussi l’évangile, la tradition de l’Eglise et, bien sûr, le concile Vatican II[17] nous rappellent la gravité du refus, en affirmant qu’il conduit à la condamnation prononcée par Dieu auquel : « est réservé le châtiment au jour du jugement »[18].
Insister sur la liberté sans jamais parler de ce châtiment, c’est inévitablement transmettre une fausse idée de la liberté et laisser croire à nos frères qu’ils sont maîtres de leur destin, créateurs de leur avenir, alors qu’ils sont en face d’une alternative qu’ils ne pourront pas toujours ignorer et qui décide de leur éternité. Nous aurons à rendre des comptes à Dieu, lorsque nous paraîtrons devant Lui, pour avoir laissé se répandre de telles ténèbres, nous qui sommes la “lumière du monde”. En ce sens, quel jugement faut-il porter sur le refus des hommes d’Eglise actuels de parler de l’enfer, malgré cette injonction du pape Pie XII : « La prédication des premières vérités de la foi et des fins dernières non seulement n’a rien perdu de son opportunité de nos jours, mais au contraire elle est devenue plus que jamais nécessaire et urgente. La prédication sur l’enfer également. Sans doute doit-on traiter un tel sujet avec dignité et sagesse. Mais quant à la substance même de cette vérité, l’Eglise a devant Dieu et les hommes, le devoir sacré de l’annoncer et de l’enseigner sans aucune atténuation, comme le Christ l’a révélée. Il n’existe aucune condition historique et temporelle qui puisse diminuer la rigueur de cette obligation. Elle oblige en conscience tout prêtre à qui a été confié dans le ministère ordinaire et extraordinaire la charge d’enseigner, d’admonester et de guider les fidèles. Il est vrai que le désir du Ciel est un motif de soi plus parfait que la crainte des peines éternelles. Mais il ne s’ensuit pas que ce désir soit aussi pour tous les hommes le motif le plus efficace pour les tenir loin du péché et les convertir à Dieu »[19].

Troisième question affrontée par le concile : les relations avec les autres religions, en général, et le dialogue œcuménique avec les autres confessions chrétiennes, en particulier. On peut résumer le problème qu’elles posent par ce dilemme, auquel il semble impossible d’échapper : soit on prétend détenir la vérité, et on passe pour des êtres arrogants et intolérants ; soit on accepte l’idée que toutes les religions se valent, et on renie le Christ. A partir du moment, en effet, où Jésus-Christ est Dieu, il est forcément unique et ne peut pas être un prophète parmi d’autres. En somme, pour mettre la foi catholique sur le même plan que les autres religions, il faut nier l’incarnation. Alors il faut avoir aussi le courage de persécuter les chrétiens, car, dans ce cas, ils blasphèment contre Dieu : « Quiconque croit que Jésus est le Christ est né de Dieu; et quiconque aime celui qui a engendré aime celui qui est né de lui. (…) Et telle est la victoire qui a triomphé du monde : notre foi. Quel est le vainqueur du monde, sinon celui qui croit que Jésus est le Fils de Dieu? (…) Si nous recevons le témoignage des hommes, le témoignage de Dieu est plus grand. Car c’est le témoignage de Dieu, le témoignage que Dieu a rendu à son Fils. Celui qui croit au Fils de Dieu a ce témoignage en lui. Celui qui ne croit pas en Dieu fait de lui un menteur, puisqu’il ne croit pas au témoignage que Dieu a rendu à son Fils. Et voici ce témoignage: c’est que Dieu nous a donné la vie éternelle et que cette vie est dans son Fils. Qui a le Fils a la vie; qui n’a pas le Fils n’a pas la vie. » (1 Jn 5 1-11).

Entre l’effort des hommes cherchant Dieu à tâtons et l’éblouissement d’une intelligence saisie par la lumière de Dieu, lorsqu’Il prend l’initiative de Se révéler à elle, il y a un abîme. C’est toute la différence entre le sentiment religieux, les convictions profondes, les découvertes des plus grands sages, et la foi qui nous met en contact avec la pensée même de Dieu (Cf. 1 Co 2 10-13). Alors l’intelligence se tait et elle se laisse emporter dans une Réalité qui la dépasse. Aussi le concile a-t-il bien pris soin de réaffirmer ce caractère transcendant de la foi ainsi que l’obéissance qu’elle implique, dans une constitution dogmatique sur la Révélation : « A Dieu qui révèle est due “l’obéissance de la foi” (Rm 16,26 cf. Rm 1,5; 2Co 10,5-6), par laquelle l’homme s’en remet tout entier et librement à Dieu dans “un complet hommage d’intelligence et de volonté à Dieu qui révèle” et dans un assentiment volontaire à la révélation qu’il fait. Pour exister, cette foi requiert la grâce prévenante et aidante de Dieu, ainsi que les secours intérieurs du Saint-Esprit qui touche le coeur et le tourne vers Dieu, ouvre les yeux de l’esprit et donne “à tous la douceur de consentir et de croire à la vérité […] Par la Révélation divine, Dieu a voulu se manifester et se communiquer lui-même ainsi que manifester et communiquer les décrets éternels de sa volonté concernant le salut des hommes, “à savoir de leur donner part aux biens divins qui dépassent toute pénétration humaine de l’esprit »[20].
Pour autant, nous ne sommes pas condamnés à l’arrogance. Nous ne défendons pas, en effet, des convictions personnelles, et nous ne prétendons pas avoir le droit de les imposer parce que nous serions meilleurs que les autres… Nous sommes simplement les dépositaires indignes d’un trésor : la révélation divine, et nous ne pouvons pas cacher ce trésor sans en priver le reste de l’humanité (Cf. Mt 5 15) et empêcher Dieu de se faire entendre ! Le concile ne nous invite évidemment pas à relativiser la foi, il nous demande l’humilité de celui qui a pleinement conscience de transmettre une parole qui n’est pas la sienne mais celle du Dieu Tout Puissant et qui le juge autant, et peut-être plus, que les autres : « A qui on aura donné beaucoup, il sera beaucoup demandé, et à qui on aura confié beaucoup on réclamera davantage » (Lc 12 48).
On retrouve, évidemment, un dilemme semblable dans le dialogue œcuménique : soit nous continuons à tenir que l’Eglise catholique est bien celle que le Christ a fondé, et on nous reprochera d’être hypocrites en invitant les autres à un dialogue qui consiste, en fait, à nous rejoindre ; soit on admet l’idée que le Christ n’a pas fondé d’Eglise précise, et nous laisse libres de nous organiser comme nous l’estimons le mieux, ou que l’Eglise voulue par le Christ n’existe pas encore, et qu’il nous revient de la chercher ensemble, mais dans les deux cas on contredit la foi catholique pour laquelle, ne l’oublions pas, nombre de nos frères ont versé leur sang. Aussi Vatican II a-t-il voulu d’abord redire, dans une constitution dogmatique, ce qu’est l’Eglise et réaffirmer la tradition continue selon laquelle les apôtres et leurs successeurs ont reçu du Christ le pouvoir de transmettre fidèlement la révélation qui leur a été confiée, de sanctifier, en célébrant les sacrements institués par le Christ lui-même, le peuple de Dieu et de le gouverner avec autorité. Bref, il a rappelé qu’elle se reconnaît comme étant l’unique Eglise fondée par le Christ : « C’est là l’unique Eglise du Christ, dont nous professons dans le symbole l’unité, la sainteté, la catholicité et l’apostolicité, cette Eglise que notre Sauveur, après sa résurrection, remit à Pierre pour qu’il en soit le pasteur ( Jn 21,17 ), qu’il lui confia, à lui et aux autres apôtres, pour la répandre et la diriger (cf. Mt 28,18 etc.) et dont il a fait pour toujours la “colonne et le fondement de la vérité” (1Tm 3,15 ). Cette Eglise comme société constituée et organisée en ce monde, c’est dans l’Eglise catholique qu’elle se trouve gouvernée par le successeur de Pierre et les évêques qui sont en communion avec lui, bien que des éléments nombreux de sanctification et de vérité subsistent hors de ses structures, éléments qui, appartenant proprement par don de Dieu à l’Eglise du Christ, appellent par eux-mêmes l’unité catholique »[21].

Comment, dans ces conditions, éviter le reproche d’être hypocrites et proposer un véritable dialogue ? Là encore, en prenant humblement conscience, d’une part, que nous ne défendons pas une Eglise que nous avons bâtie et qui serait notre Eglise, mais l’Eglise une et universelle fondée par le Christ ; et d’autre part, que le mystère de l’Eglise nous dépasse nous aussi et que, même s’il n’a pas à être trouvé ou créé, puisqu’il est déjà réalisé, ou pour reprendre les mots du concile, il « subsiste » dans l’Eglise catholique[22], il a besoin d’être mieux compris et mieux vécu par chacun d’entre nous. Nous pouvons, alors, sans être faux, reconnaître avec nos frères séparés que, nous aussi, nous avons besoin d’être purifiés, convertis, illuminés ; et nous pouvons demander pardon parce qu’à cause de notre péché, nous trahissons la réalité de l’Eglise dont nous devrions être les témoins. Simplement, nous croyons que si, justement, nous étions tous humbles et assoiffés du Christ, nous reconnaîtrions sans peine que l’Eglise catholique est bien l’unique Eglise du Christ, même si ses membres visibles ne sont pas tous saints et irréprochables, et que, en elle et par elle, la promesse du Christ, d’être avec nous jusqu’à la fin des temps, s’est toujours réalisée.
En invitant à ce dialogue, le concile prend le risque que, malgré toutes ses précautions, certains finissent par croire, comme on l’entend un peu partout, que toutes les religions se valent[23]. D’un autre côté, en se repliant sur soi dans la certitude de posséder la vérité, on évite difficilement la complaisance orgueilleuse des pharisiens… En conclusion, vouloir revenir à la situation d’avant le concile c’est refuser de se laisser conduire humblement par le saint Esprit. En même temps, laisser se répandre de fausses interprétations des textes – qui seuls font autorité – de Vatican II, c’est être responsable du naufrage dans la foi d’un grand nombre. Or, ne l’oublions pas, sans la foi, il est impossible de plaire à Dieu (He 11 6) et donc d’être sauvé. Et si nous laissons s’éteindre le feu de la foi, comment pourra-t-il se rallumer[24] ? Pourquoi, alors, accuse-t-on ceux qui défendent cette foi immuable reçue des apôtres, contre de mauvaises lectures du concile, d’être de méchants conservateurs, d’horribles réactionnaires ?
Pour finir, il nous reste à dire en quoi le message du concile est profondément libérateur. En nous invitant à revenir à l’essentiel, il nous rappelle que le péché ne détruit pas la nature[25] et n’empêche pas la grâce de vivre en nous. Il nous délivre, ainsi, de ces manuels de perfection qui décourageaient sainte Thérèse de l’Enfant Jésus parce qu’ils définissaient la morale et la perfection avant tout comme un combat de tous les instants contre le péché. D’où cette peur et cette rigidité refusant de croire que quelque chose de bon puisse sortir du cœur d’un pécheur et repoussant à plus tard l’invasion de la vie mystique. Avec le concile on retrouve l’invitation de l’Evangile à ouvrir tout de suite notre cœur, avec les publicains et les prostitués qui nous précéderont dans le royaume des Cieux, à la vitalité de la grâce, c’est-à-dire de l’amour, en croyant que, si nous le laissons grandir jusqu’au bout, c’est-à-dire si nous ne l’étouffons pas, c’est sa force et son dynamisme qui nous purifieront et nous délivreront du péché, plus que nos efforts ; et qui nous emporteront dans la folie de la charité. C’est donc un appel à l’espérance théologale, la confiance de Thérèse, elle qui, en parlant de sa petite voie, disait, on pourrait tout aussi bien l’appeler la voie du Bon Larron. C’est l’invitation pour tous à la sainteté. Mais, comme le message de sainte Thérèse, et pour les mêmes raisons, c’est quelque chose de vertigineux, car il s’agit de se laisser entraîner dans l’amour parfait qui vient de Dieu, la vie éternelle… ce qui ne va pas sans combat, sans purification, sans cette mort à soi-même dont parlent tous les saints.

En clair, le concile n’enseigne pas, ce que la faiblesse et le péché des hommes rêvent de s’entendre dire, qu’il n’y a pas d’obstacle, pas de danger, pas de saut à faire, de renoncement à accepter ni d’enfer à craindre. Et pour entendre correctement cette invitation à ouvrir son cœur dans la confiance humble, il faut faire partie de ceux qui ont soif de ce qui est inaccessible et attendent avec impatience le salut qui vient du Christ, car ils souffrent de se sentir prisonniers du péché et de sa loi de mort. Tous les autres y verront l’expression d’un optimisme béat, en parfait accord avec ce mythe du progrès, caractéristique de notre époque. Là encore, couper Vatican II de la tradition en oubliant ou en diluant la réalité du péché, de l’enfer, cela revient à remplacer l’espérance théologale par le sommeil ou l’inconscience. D’autre part, un amour facile à vivre, un amour qui accepte tout, qui s’accommode de tout ; un amour qui ne nous bouscule pas, qui ne nous saisisse pas en demandant qu’on s’y livre totalement ; bref un amour facile à accepter, puisque concrètement impossible à refuser, est forcément un amour banal, inintéressant. En ce sens là, le dogme de l’enfer est le corollaire du sérieux, de la profondeur et de l’intensité infinie de l’Amour de Dieu. De sorte qu’en ne croyant plus concrètement à l’existence de l’enfer, on cesse de croire à la réalité de l’amour de Dieu, à ce feu dévorant capable de remplir non seulement une vie, mais encore une vie éternelle, et on lui substitue quelque chose de fade, sans saveur, un feu qui ne brûle plus, mais ne réchauffe pas non plus, n’illumine pas non plus…

A partir du moment où on croit, d’une part, que jamais Dieu n’abandonne personne et, d’autre part, que le péché mortel n’empêche pas tout désir et même tout élan vers le bien, un peu comme l’état de grâce n’empêche pas le désordre du péché véniel, il faut oser proposer une pastorale aux pécheurs, ceux qui sont en état de péché mortel, en distinguant ce qu’ils peuvent faire quand même et ce qu’ils ne sont pas encore disposés à faire. Et c’est un des sens de cette ouverture aux autres à laquelle nous invite le concile. Mais elle ne sera vraie et efficace que si elle appelle le péché par son nom et si elle ne confond pas la patience de la miséricorde qui invite à la conversion avec une absolution à bon marché, qui ne pardonne rien, puisqu’elle ne transforme rien, qui n’ouvre à rien, puisqu’elle s’arrête à ce qui est imparfait… En d’autres termes, il ne s’agit pas de justifier le péché, comme le fait ce qu’on a appelé la loi de gradualité, mais au contraire d’apprendre à s’en repentir et à accueillir les grâces prévenantes que Dieu envoie, dans l’espoir qu’un jour l’âme se laisse retourner et soit sauvée. Naturellement, un médecin qui ferait croire à des gens atteints du cancer qu’ils n’ont rien, pour leur éviter de s’inquiéter, sera plus populaire et plus apprécié que celui qui leur dira la vérité. Reste qu’il leur ment, les empêche de faire ce qui, peut-être, les aurait guéris et, en tout état de cause, vole leur mort : « méfiez-vous des faux prophètes… ».
L’ouverture au monde, enfin, c’est une invitation à regarder l’enfer comme le Christ l’a regardé… A partir du moment où, à sa suite, nous sommes invités à ne pas rester sur la montagne de la transfiguration, nous ne pouvons plus fuir le mal en quittant le monde et en invitant les autres à nous rejoindre. Le sommet de l’Evangile, en ce sens, on peut l’entrevoir lorsque le Christ se laisse embrasser par Judas, Il ne le repousse pas, Il le regarde et lui parle. En même temps Il ne fait pas semblant[26], Il ne minimise pas non plus la gravité de sa trahison[27], enfin Il sait qu’il va se pendre et Il le laisse partir… Quel abîme inaccessible ! Comme nous en sommes loin ! Pourtant « tout est possible pour Dieu…» (Mc 10 27). C’est à cela que nous sommes invités, et c’est cela qui donne son sens ultime au concile, on comprend, encore une fois, qu’il ne soit pas facile à pratiquer.
Qu’on relise, dans le premier livre des Rois au chapitre 19 (v. 11-13), la rencontre entre Yahvé et Elie sur le mont Horeb. Elle exprime assez bien le problème. Lorsque Dieu renverse les montagnes, fait trembler la terre, on s’aperçoit de sa présence, mais l’idée qu’on se fait de Lui est grossière, à la limite caricaturale, car Yahvé n’est ni dans l’ouragan, ni dans le tremblement de terre, ni dans le feu… Alors Il vient dans la « brise légère », mais seuls ceux qui, comme Elie, ont le cœur suffisamment purs, découvrent qu’Il est là et « se voilent le visage avec leur manteau » ; les autres ne voient rien et, très vite, ils sont en danger d’oublier Dieu, d’adorer “un veau d’or”, comme les Juifs dans le désert.

Béni soit Dieu d’avoir dévoilé à ses amis son vrai visage, en prenant ainsi le risque d’être méconnu. Et ne reprochons pas à l’Eglise de parler « aux parfaits… de cette sagesse de Dieu, mystérieuse, demeurée cachée… » (1 Co 2 6ss.), mais en même temps ne nous étonnons pas si seuls ceux qui ont « des yeux pour voir et des oreilles pour entendre » (Cf. Mc 8 18) comprennent… Reste à veiller, pour empêcher les autres de détourner de leur sens les affirmations du concile, comme certains essayèrent de le faire, au tout début de l’Eglise, avec les écrits de saint Paul, obligeant saint Pierre à intervenir, ainsi que le laisse entendre ce passage de sa deuxième lettre : « Tenez la longanimité de notre Seigneur pour salutaire, comme notre cher frère Paul vous l’a aussi écrit selon la sagesse qui lui a été donnée. Il le fait d’ailleurs dans toutes les lettres où il parle de ces questions. Il s’y rencontre des points obscurs, que les gens sans instruction et sans fermeté détournent de leur sens – comme d’ailleurs les autres Ecritures – pour leur propre perdition » (2 P 3 15-16).
Il faut donc, pour être fidèle à celui qui a dit : « N’allez pas croire que je sois venu apporter la paix sur la terre; je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive » (Mt 10 34), combattre, être prêts à subir l’incompréhension, voire même l’hostilité[28] du monde, en cherchant toujours à plaire d’abord à Dieu avant de plaire aux hommes : « celui qui aura rougi de moi et de mes paroles, de celui-là le Fils de l’homme rougira, lorsqu’il viendra dans sa gloire et dans celle du Père et des saints anges » (Lc 9 26). D’où cette conclusion : quoi que nous fassions pour adapter[29], aux conditions présentes, la façon de présenter la foi, si nous ne touchons pas à son contenu, si nous ne l’édulcorons pas, nous n’éviterons pas tous les conflits. Soutenir le contraire, reviendrait à croire que si le Christ avait mieux su s’y prendre, il n’aurait pas été crucifié !

Que l’exemple des martyrs nous aide à “raviver” (Cf. 2 Tm 1 6) en nous le don de force reçu lors de notre confirmation, car nous n’avons pas « encore résisté jusqu’au sang dans la lutte contre le péché » (He 12 4).

[1] « Ignorants du jour et de l’heure, il faut que, suivant l’avertissement du Seigneur, nous restions constamment vigilants pour mériter, quand s’achèvera le cours unique de notre vie terrestre (cf. He 9,27 ), d’être admis avec lui aux noces et comptés parmi les bénis de Dieu (cf. Mt 25,31-46 ) au lieu d’être, comme de mauvais et paresseux serviteurs (cf. Mt 25,7 ) écartés par l’Ordre de Dieu vers le feu éternel (cf. Mt 25,41 ), vers ces ténèbres du dehors où “seront les pleurs et les grincements de dents” ( Mt 22,13 cf. Mt 25,30 ). En effet, avant de régner avec le Christ glorieux, tous nous devrons être mis à découvert “devant le tribunal du Christ, pour que chacun reçoive le salaire de ce qu’il aura fait pendant qu’il était dans son corps, soit en bien, soit en mal” ( 2Co 5,10 ) ; et à la fin du monde “les hommes sortiront du tombeau, ceux qui auront fait le bien pour une résurrection de vie, ceux qui auront fait le mal pour une résurrection de condamnation ” ( Jn 5,29 cf. Mt 25,46 ). C’est pourquoi, estimant qu’il n’y a pas de proportion entre les peines du présent et la gloire qui doit se manifester en nous” ( Rm 8,18 cf. Rm 2,11-12 ), nous attendons, solides dans la foi, “la bienheureuse espérance et la manifestation glorieuse de notre grand Dieu et Sauveur, le Christ Jésus” ( Tt 2,13 ) “qui transformera notre corps de misère en un corps semblable à son corps de gloire” ( Ph 3,21 ), et qui viendra “se faire glorifier dans ses saints et admirer en tous ceux qui auront cru” (2Th 1,10 ) » (Vatican II, Lumen Gentium, 48).
[2] Concile Vatican II, Préambule à la Constitution Dogmatique : De divina Revelatione.

[3] « Et tel est le jugement : la lumière est venue dans le monde et les hommes ont mieux aimé les ténèbres que la lumière, car leurs oeuvres étaient mauvaises » (Jn 3 19).
[4] Pensez à la manière extrêmement intelligente avec laquelle Dieu, dans l’Ancien Testament, a fait prendre conscience à David de son péché par l’intermédiaire du prophète Natân et de l’histoire qu’il lui a racontée.
[5] En somme, on n’applique pas bêtement et mécaniquement des principes, mais on les respecte, on ne les met pas entre parenthèses, on ne les adapte pas, les principes n’étant les principes que s’ils ne souffrent aucune exception, comme le rappelait Bernard Henri Levy dans le point (n°1901) !
[6] A commencer par celui d’empêcher la communion dans la bouche, l’agenouillement devant le saint Sacrement, la célébration de la messe dos au peuple, et bien d’autres plus graves.
[7] Cf. 1 Co 2 6, et plus loin (3 1-3) ce texte : « Pour moi, frères, je n’ai pu vous parler comme à des hommes spirituels, mais comme à des êtres de chair, comme à de petits enfants dans le Christ. C’est du lait que je vous ai donné à boire, non une nourriture solide; vous ne pouviez encore la supporter. Mais vous ne le pouvez pas davantage maintenant, car vous êtes encore charnels… ».

[8] D’où cet avertissement : « Mais nombreux sont, d’autre part, ceux qui, sous prétexte de liberté, rejettent toute sujétion et font peu de cas de l’obéissance requise. C’est pourquoi ce Concile du Vatican s’adresse à tous, mais tout particulièrement à ceux qui ont mission d’éduquer les autres, pour les exhorter à former des hommes qui, dans la soumission à l’ordre moral, sachent obéir à l’autorité légitime et aient à coeur la liberté authentique ; des hommes qui, à la lumière de la vérité, portent sur les choses un jugement personnel , agissent en esprit de responsabilité, et aspirent à tout ce qui est vrai et juste, en collaborant volontiers avec d’autres. (Vatican II, Dignitatis Humanae, 8).
[9] « Mais, dans la propagation de la foi et l’introduction des pratiques religieuses, on doit toujours s’abstenir de toute forme d’agissements ayant un relent de coercition, de persuasion malhonnête ou peu loyale, surtout s’il s’agit de gens sans culture ou sans ressources. Une telle manière d’agir doit être regardée comme un abus de son propre droit et une entorse au droit des autres. » (Vatican II, D.H., 4).
[10] Le concile a pourtant pris soin de rappeler, dans une constitution dogmatique, la dimension eschatologique de l’Eglise : « L’Eglise s’appelle encore “la Jérusalem d’en haut” et “notre mère” ( Ga 4 26 cf. Ap 12 17 ) ; (….) l’Eglise se considère comme exilée, en sorte qu’elle est en quête des choses d’en haut dont elle garde le goût, tournée là où le Christ se trouve, assis à la droite de Dieu, là où la vie de l’Eglise est cachée avec le Christ en Dieu, attendant l’heure où, avec son époux, elle apparaîtra dans la gloire » (Vatican II, Lumen Gentium, c.1).
[11] « Cette doctrine, reçue du Christ et des apôtres, elle l’a, au cours des temps, gardée et transmise. Bien qu’il y ait eu parfois dans la vie du peuple de Dieu, cheminant à travers les vicissitudes de l’histoire humaine, des manières d’agir moins conformes, bien plus même contraires à l’esprit évangélique, l’Eglise a cependant toujours enseigné que personne ne peut être amené par contrainte à la foi. » (Vatican II, D. H., 12). Pensez à saint Dominique qui voulut convertir les cathares par l’exemple et la parole seulement.
[12] « Comme leur Maître, les apôtres reconnurent, eux aussi, l’autorité civile légitime : “Que chacun se soumette aux autorités en charge … Celui qui résiste à l’autorité se rebelle contre l’ordre établi par Dieu” Rm 13 1-2. Mais, en même temps, ils ne craignent pas de s’opposer au pouvoir public qui s’opposait lui-même à la sainte volonté de Dieu : “Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes” Ac 5 29. Cette voie, d’innombrables martyrs et fidèles l’ont suivie en tous temps et en tous lieux. » (Vatican II, D.H., 11).
[13] Nous parlons, ici, de la liberté en face de la vérité et du bien ; celle, autrement dit, qui engage la conscience morale et qu’il ne faut pas confondre avec, par exemple, le choix du fromage plutôt que du dess

fr. Benoît-Marie Simon