Satan derrière l’épaule
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« Passe derrière moi, Satan ! ». C’est ainsi que Jésus parle à Pierre.
Ce n’est pas une façon de parler aux gens, à un disciple, et à plus forte raison à celui qui vient d’être déclaré le premier d’entre eux. Ce n’était pas la peine de donner publiquement un nouveau nom à Simon : « Moi, je te dis que tu es Pierre et sur ce roc je bâtirai mon Église ; et les portes de l’Hadès ne prévaudront pas contre elle »1. Tout de même, c’est Simon qui professe la divinité de Jésus, il reçoit à cause de cela le nom de Pierre, avec l’assurance que l’Enfer ne prévaudra pas contre l’Église : « Passe derrière moi, Satan ! ».
Si l’on en croit la saison 4 de la série The Chosen, ce privilège du nom conféré n’est pas du goût des autres disciples : pourquoi lui, pourquoi pas moi ? Malaise, jalousies, incompréhension, comme pour toute distinction. Distinguer, c’est comparer. Comparer, c’est paraître déprécier ceux qui ne sont pas distingués. Voilà pourquoi il ne faut jamais comparer ses proches entre eux ni en public.
Dans le cas de Jésus, le nom impose un rôle, Simon devient Pierre pour servir de roche dure aux fondations de l’Église. Il semble donc incongru que, peu après, Pierre se voie qualifié de « Satan ». Comment l’entendre ? On s’interroge à ce sujet depuis des siècles.
On pourrait se demander à qui parle Jésus : est-ce à Pierre, en prenant le risque que le camouflet « Satan » offre un contraste violent avec les dialogues qui précèdent ? Ou bien est-ce à Satan lui-même, par-dessus l’épaule de Pierre ?
Dans le premier cas, Pierre vient de dire une bêtise et se fait rabrouer. Dans le second cas, Satan attaque Jésus de front, en lui suggérant une tentation.
Dans les deux cas, Jésus prend au sérieux la situation. Bien plus, il détecte une menace, une menace qui le concerne, lui. Ce pourtant n’est pas de voir se répandre parmi la foule la reconnaissance de sa mission : « Tu es le Christ », vient de dire Pierre. C’est beaucoup plus subtil : du fait qu’il est le Christ, qu’il dépasse Élie, Jean-Baptiste et les prophètes, du fait qu’il est Dieu, tout devrait se passer au mieux pour lui, à coups de divinité. Le salut s’annonce sans douleur, sans rejet par les anciens, les grands prêtres et les scribes. Qu’est-il besoin de souffrir, de mourir et même de ressusciter trois jours après ? Allons ! beaucoup d’efforts pour peu de résultats. La perspective de la passion est un désagrément inutile. Ne vaudrait-il pas mieux l’écarter ?
Rien n’est plus rebutant pour Dieu que de mourir, fût-ce dans la nature humaine qu’il a prise. Rien n’est plus affreux, pour Jésus, que de se mouvoir volontairement vers sa passion, fût-ce avec l’assurance d’opérer ainsi le salut divin, comme instrument du Père. Une telle épreuve peut être évitée et, cela tombe bien, seul Dieu peut faire en sorte de se l’épargner, sans nuire en rien à sa mission.
Tout à coup, nous comprenons la violence de la réponse de Jésus. Satan lui propose, directement ou indirectement, derrière l’épaule de Pierre ou bien par sa bouche, de ne pas accomplir ce pourquoi il est venu : sauver les hommes du péché, et bien sûr les délivrer ainsi de Satan lui-même, en posant comme homme des actions salvatrices. La ruse est suprême : inviter Jésus à faire valoir la toute-puissance de sa divinité pour contourner la passion, la mort et la résurrection, toutes trois traversées dans son humanité.
Jésus répond : « Tes pensées ne sont pas celles de Dieu mais celles des hommes ». À tel point qu’il en fait l’application aux disciples et à la foule groupée, à ce qui les attend à leur tour : « Si quelqu’un veut marcher à ma suite, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix et me suive ».
Résumons-nous : Jésus regarde Satan en face, il perce ses intentions à travers ces yeux vifs mais froids, tellement froids… Il reconnaît le discours, qu’il a déjà entendu au désert, par trois fois, lors des tentations : cette manière inimitable de Satan de prendre des arguments bibliques pour les tordre ; de reconnaître la divinité de Jésus mais pour lui en proposer un usage faussé, de tout faire pour empêcher les actes de salut, qui lui arrachent l’humanité et signent sa perte. Satan n’est jamais aussi sérieux que lorsqu’il parodie : au sens propre, il est un pervers, il détourne du vrai but.
Le regard froid de Satan, nous ne le croisons pas tous les jours. Pour nous, il se revêt de tant d’attentions, de précautions, il se fait même chaleureux en apparence : la vie chrétienne, nous susurre-t-il, c’est l’amour pour tous. C’est l’humanitaire, la discrétion, la volonté de ne pas se montrer, c’est la vérité aussi vraie dans les autres religions que dans la nôtre, la tolérance sans juger, la miséricorde sans discerner. On n’est jamais meilleur chrétien que lorsqu’on disparaît dans le monde. À quoi bon se battre contre ceux qui par erreur ne nous aiment pas, à quoi bon ressasser des différences au lieu d’exalter l’humanisme qui nous rassemble, à quoi bon, surtout, prendre à la lettre les incitations d’un autre âge à se convertir, à changer sa vie, à se renoncer, à prendre sa croix et autres billevesées ? De très grands philosophes l’ont dit : l’ascèse est une névrose, la passion et la croix sont une image pour les simples, une figuration de la mort en Dieu. Dieu lui-même est peut-être, après tout, une image du destin et des combats de l’homme.
Ce qui compte, c’est la liberté, l’indépendance, la perspective de ne dépendre de personne, d’aucune religion, d’aucune contrainte, d’aucune vérité qui ne serait pas la mienne et, surtout, d’aucune volonté qui se prétendrait divine. La vie l’emporte sur la mort, et la vie c’est la volonté sans frein : et aujourd’hui, de cette inextinguible volonté, nous avons les moyens techniques.
À ce chuchotement infernal, une seule réponse : « Passe derrière moi Satan ! ». Mais nous savons à quel point le refus est plus facile à dire qu’à tenir. Le confort personnel lutte contre le don de soi ; la soumission du monde s’oppose à l’obéissance à Dieu ; la liberté, au courage ; le mutisme, à l’évangélisation. Nous prenons la mesure que Satan nous invite, avec toutes les apparences de la douceur, à en faire le moins possible, à rester raisonnables, à plaire à tout le monde.
Jésus, lui, durcit sa face et monte vers Jérusalem.
Fr. Thierry-Dominique Humbrecht, op
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