Coopérer avec le Saint-Esprit – Pentecôte 2024

par | 19 mai 2024

Fr. Jean-Thomas de Beauregard

Fermez les yeux. Si, si, fermez-les. Faites-moi confiance. Et maintenant, un homme investi d’une aura mystique vous dit : « Puisque l’Esprit nous fait vivre, marchons sous la conduite de l’Esprit ». Un peu avant, il a précisé : « Si vous vous laissez conduire par l’Esprit, vous n’êtes pas soumis à la Loi », avant de surenchérir : « En ces domaines, la Loi n’intervient pas. »

De deux choses l’une : ou bien vous voilà embarqués dans une secte avec à sa tête un gourou particulièrement pervers ; ou bien vous venez d’entendre, pour la deuxième fois en 10mn, un extrait d’épître de saint Paul au sein de l’Église catholique. Cette petite mise en situation vous inquiète ? Elle vous trouble ? Si oui, c’était le but. Si non, c’est un problème.

Il y a problème lorsque nous faisons de l’Esprit-Saint, que le Christ répand en abondance sur son Église en cette solennité de Pentecôte, ce qu’il n’est pas. Il y a problème lorsqu’avec les meilleures intentions du monde et la piété la plus admirable nous pervertissons le rôle de l’Esprit-Saint dans la vie chrétienne en comprenant de travers les enseignements de l’Évangile et de saint Paul à son sujet. Alors reprenons les deux affirmations de saint Paul que nous avons extraites de la 2ème lecture et interrogeons-les : Que signifie « marcher sous la conduite de l’Esprit » ? Que signifie « en ces domaines, la Loi n’intervient pas » ? C’est révélé, donc c’est vrai ! Oui mais comment faut-il le comprendre ?

Examinons tout d’abord cette invitation à « marcher sous la conduite de l’Esprit ». Il s’agit de placer notre vie en dépendance de Dieu, et de nous livrer à l’influence bienfaisante de l’Esprit-Saint qui sanctifie tout notre être et tout notre agir pour nous rendre conformes à notre dignité d’enfants de Dieu. Jusque-là, tout va bien. Mais il faut préciser ce qu’on entend par « être conduit » par l’Esprit-Saint. Une piété louable et même admirable voudrait l’entendre comme une pure passivité à l’égard de l’action de l’Esprit-Saint. Le vocabulaire des grands mystiques se prête à ce genre d’interprétations. Et il y a quelque chose de juste, évidemment. Il nous faut être transparents à la grâce, que rien en nous ne fasse obstacle à l’action de l’Esprit-Saint. Tout cela est vrai.

Encore que. Le vocabulaire de la « transparence » à la grâce n’est pas sans ambiguïté. Car il induit une forme de passivité radicale qui n’est pas exactement le projet de Dieu sur nous. Dans une autre épître, saint Paul enseigne que nous sommes les « coopérateurs » de Dieu. Si nous co-opérons, c’est que l’Esprit-Saint opère, mais nous aussi ! Nous ne sommes pas agis par l’Esprit-Saint comme un Pierrot en chiffon qui s’affaisse et révèle sa vacuité dès que la main du marionnettiste se retire et cesse de l’actionner.

Bien sûr, Jésus a dit : « Sans moi, vous ne pouvez rien faire » (Jn 15, 5). Oui, mais avec lui, avec le Christ et son Esprit, il nous faut quand même « faire », et ce que nous sommes, avec nos qualités, nos vertus, notre personnalité et notre histoire, tout cela n’est pas indifférent, c’est très consistant et pas du tout transparent. Et c’est ainsi que Dieu le veut. À quoi bon nous créer chacun d’une manière unique si c’était pour que la grâce ne tienne aucun compte de nos singularités ? À quoi bon nous avoir donné « la dignité de cause », comme dirait saint Thomas, si c’est pour que tout soit causé par Dieu sans notre concours ?

Alors oui, bien sûr, celui qui vit sous le régime des dons du Saint-Esprit dispose son âme à la manière de la voile d’un bateau dans laquelle le vent de l’Esprit s’engouffre pour lui faire fendre les flots. Mais ça ne le dispense pas de tenir le gouvernail de sa vie, par exemple en s’appliquant à réfléchir sur ce qu’il faut faire et comment le faire. Ça ne le dispense pas non plus, de temps en temps, de sortir les rames. Celui qui se veut entièrement passif sous l’action de l’Esprit-Saint est ou bien un paresseux, ou bien une future victime consentante d’un pseudo-maître spirituel qui, lui, en effet, le dispensera d’agir, de parler, et même de penser.

Examinons maintenant ce que signifie cette idée paulinienne selon laquelle celui qui est conduit par l’Esprit « n’est pas soumis à la Loi ». Ah bon ? Au motif que je serais mu par l’Esprit-Saint, je serais exonéré d’obéissance à la loi ? Quelle loi ?

Si c’est la loi des hommes, celle qui est votée à l’Assemblée Nationale et au Sénat puis promulguée par le gouvernement, il faudrait déjà bien argumenter pour justifier qu’un chrétien puisse se dispenser d’y obéir. Il y a des cas où ça se justifie, mais ils ne sont pas si nombreux que cela. Et la désobéissance civile, fût-elle pour un motif religieux, ne se décrète pas à la légère, selon une décision personnelle laissée à la subjectivité souveraine de celui qui s’estime conduit par l’Esprit-Saint. Je fraude les impôts ? Oui, l’Esprit-Saint me l’a dit ! Tu parles… Celui qui agit ainsi réquisitionne l’Esprit-Saint au service de son intérêt personnel et de ses opinions politiques.

Si ce n’est pas la loi des hommes, serait-ce la loi morale, la loi morale de l’Évangile qui approfondit la Loi naturelle ? Au motif que je suis conduit par l’Esprit-Saint, suis-je au-dessus de la loi morale ? « Tu comprends, à un certain niveau de sainteté, les lois ne s’appliquent plus, les dix commandements sont superflus. À un certain degré d’intimité avec l’Esprit-Saint, je ne suis plus tenu d’observer ces normes morales tellement contingentes, mesquines, qui sont faites pour les commençants. Ce qui est mal pour certains ne l’est pas pour moi. » Ou encore : « Les règles sont faites pour être transgressées, et l’Esprit-Saint c’est l’amour et la liberté donc l’Esprit-Saint se moque des règles. La spiritualité, ce n’est pas le cadre rigide d’une religion instituée. D’ailleurs l’Esprit-Saint me l’a dit. » Tu parles… Certains, dans l’Église, ont pensé, prêché et pratiqué cela. Presque tous étaient des criminels.

Celui qui se dispense d’observer la loi morale, celle de l’Évangile et celle de la Loi naturelle, celui-là n’est pas conduit par l’Esprit-Saint à un degré supérieur de sainteté mais court après le Diable sur l’autoroute de l’Enfer. Et celui qui enseigne aux autres à se dispenser d’observer la loi morale court encore plus vite sur le chemin de perdition. Mais alors de quelle Loi sommes-nous donc dispensés lorsque nous vivons sous l’action de l’Esprit-Saint ? En fait, saint Paul parle des 613 commandements de la Torah. Et en effet Jésus-Christ, par sa mort et sa résurrection, par le don de l’Esprit-Saint à la Pentecôte, fait de nous des enfants de Dieu libre sous la grâce et non plus soumis au joug de cette Loi-là. Conduits par l’Esprit-Saint, nous ne sommes plus « soumis à la loi », qu’elle soit juive, évangélique, ou naturelle, parce que la loi n’est plus pour nous une contrainte extérieure qui fait violence à nos inclinations. Conduits par l’Esprit-Saint, nous accomplissons la loi en perfection, la dépassant même à l’occasion, parce que le travail des vertus rehaussé par les dons du Saint-Esprit nous donne d’en mieux comprendre les raisons, la finalité, et les moyens de la mettre en œuvre. Et ce qui n’était qu’obéissance passive à la loi devient en effet œuvre de liberté et d’amour, non pas contre la loi, mais appuyée sur elle.

Que l’Esprit-Saint nous conduise, c’est parfait, alléluia ! Mais c’est afin que nous agissions plus, mieux, de toute notre intelligence et de toute notre volonté. Que grâce à l’Esprit nous ne soyons plus soumis à la Loi, c’est parfait, alléluia ! Mais c’est afin que nous la mettions à l’œuvre librement et par amour parce que la loi ultime du Royaume de Dieu, c’est la charité. Seigneur Jésus, envoie ton Esprit-Saint en abondance sur chacun d’entre nous, et donne-nous d’en vivre au sein de ton Église. Car l’œuvre de l’Esprit n’est pas de faire de nous des spirituels chacun de notre côté. L’œuvre de l’Esprit, c’est de vivifier l’Église à travers chacun de ses membres, pour que le monde croie au dessein bienveillant du Père en son fils Jésus-Christ, et que les hommes soient sauvés. Amen.

fr. Jean-Thomas de Beauregard

Fr. Jean-Thomas de Beauregard

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