Deux tombeaux et un berceau – Saint-Dominique de printemps

par | 1 juin 2024

Fr. Jean-Thomas de Beauregard

En 1621, l’historien dominicain polonais Abraham Bzowski, dont l’amour de la vérité était inférieur à sa haine pour Duns Scot, invente une anecdote : le docteur franciscain de la fin du XIIIe s. aurait, par erreur, été enterré vivant. Se réveillant en sursaut dans son cercueil, sans doute illuminé par la proximité du Ciel, Duns Scot aurait entrevu l’infamie de son œuvre philosophique et théologique, et alors pris d’une crise d’apoplexie il se serait fracassé le crâne contre la paroi du cercueil, avant de mourir, cette fois-ci pour de bon.
Lorsqu’on transféra les reliques de notre père saint Dominique dans un tombeau plus digne de sa sainteté le 24 mai 1233, à Bologne en Italie, la scène fut très différente de celle imaginée par Bzowski pour Duns Scot. Quand on ouvrit la tombe de Dominique, reléguée à l’extérieur même de l’église des frères, presque oubliée déjà, les témoins rapportent qu’il en émana une odeur délicieuse et suave. Ce doux parfum persuada chacun des assistants de la sainteté de Dominique. Apparemment, il était bien mort lorsqu’on l’avait enterré, et ne s’était pas réveillé pour gratter le cercueil ou se fracasser la tête contre les parois en regrettant d’avoir fondé l’Ordre des Prêcheurs.
En quoi ces histoires de tombeau, celui de saint Dominique, et celui de Duns Scot fantasmé par l’espiègle Bzowski, nous instruisent-elles ?
D’abord, le cercueil nous fait réfléchir. On se rappelle les mots de Bossuet : « J’entre dans la vie avec la loi d’en sortir, je viens faire mon personnage, je viens me montrer comme les autres ; après il faudra disparaître. […] Je ne suis venu que pour faire nombre, encore n’avait-on que faire de moi : et la comédie ne se serait pas moins bien jouée, quand je serais demeuré derrière le théâtre. »
Il n’est que de s’interroger sur le nombre de frères dominicains dont nous conservons le souvenir aujourd’hui, moins d’une dizaine par siècle, pour mesurer la triste vérité du propos de Bossuet.
La comédie se serait-elle moins bien jouée si saint Dominique était demeuré derrière le théâtre ? Peut-être pas. Nul n’est irremplaçable, et Dieu suscite les saints dont l’Église a besoin. Un autre, peut-être, aurait flairé l’époque, compris les nécessités du temps, et créé quelque chose d’apparenté à ce qu’est devenu l’Ordre des Prêcheurs.
Oui, mais cet autre n’aurait pas été Dominique. Or c’est Dominique que Dieu voulait pour faire advenir dans l’Église cette vocation particulière. Nul n’est irremplaçable, peut-être, mais chacun est voulu par Dieu pour lui-même, en vertu de ce qu’il a de plus personnel, de plus singulier. Sur la scène du monde, nous passons, du berceau à la tombe, dix ans, vingt ans, « quatre-vingt pour les plus vigoureux » (Ps 89, 10)… le plus souvent sans laisser de trace dans les livres d’histoire, à peine dans la chronique familiale. Mais aux yeux de Dieu, chacun laisse un sillage d’argent qui est la marque de la grâce telle qu’elle s’est épanouie en chacun de nous.
L’expression « du berceau à la tombe » est d’ailleurs inexacte. Pour celui qui croit en Jésus-Christ mort et ressuscité, aucun tombeau n’a le dernier mot. Le tombeau est un deuxième berceau, celui de la vie éternelle que Dieu prépare pour nous. Et c’est une vie active !
Saint Dominique en agonie disait à ses frères qu’il leur serait plus utile au Ciel que sur la terre. À en juger par son activité incessante sur la terre, dans la contemplation et dans prédication pour le salut des âmes, il doit battre des records d’activité au Ciel ! Il intercède pour ses fils dans l’Ordre des Prêcheurs, c’est certain. Mais il est probable qu’il intercède aussi pour des tas de gens qui n’ont rien à voir avec les dominicains. Dominique n’avait pas tellement l’esprit « boutique » ici-bas, semble-t-il, il n’y a pas de raison qu’il se soit mis à le cultiver bêtement là-haut. Toutes les fois que l’esprit « boutique » prend le dessus chez nous, ça se passe mal. Le pieux mensonge inventé par Bzowski en est un bon exemple, qui par esprit « boutique », pour défendre Thomas d’Aquin contre Duns Scot, trahit la vérité que Thomas d’Aquin avait justement voulu servir toute sa vie. Autant il y a une fierté dominicaine de bon aloi, dont nous usons et parfois abusons, même si c’est sur le mode de la plaisanterie, autant l’esprit « boutique » est à prohiber. En plus c’est une erreur de latin ! Lorsque Dominique nous invitait à demeurer in medio Ecclesiae, ça ne voulait pas dire que les dominicains sont le centre de l’Église ni du monde…
En 1230, lorsque les Prêcheurs arrivèrent à Bordeaux, moins de dix ans après la mort de Dominique, ils devaient être conscients qu’ils n’étaient pas le centre de l’Église ni du monde. Nous ne sommes qu’une des notes, parmi d’autres sur la partition de la symphonie que Dieu veut voir jouée à Bordeaux. Mais cette note-là, Dieu y tient. Vous aussi, si vous êtes là. Lorsqu’en 1990 les frères s’installèrent ici, dans une église jésuite dédiée à saint François-Xavier, ils étaient encore plus conscients de n’être pas le centre de l’Église ni du monde : pas vraiment chez nous, avec un couvent de bric et de broc… Mais nous y sommes toujours.
Dominique ne s’est pas réveillé en panique dans son cercueil. Il ne regrette pas d’avoir fondé l’Ordre. Ni cette église ni ce couvent ne sont un tombeau. Avec la grâce de Dieu et votre aide, nous espérons au contraire que pour longtemps encore, de ces lieux jaillisse la vie, et la vie en abondance. Amen.
fr. Jean-Thomas de Beauregard o.p.

Fr. Jean-Thomas de Beauregard

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