Le grand plongeon

Solennité du baptême du Seigneur
Quand Jésus plonge, il ne plonge jamais seul. Quand Jésus plonge, il nous entraîne avec lui, et nous plongeons nous aussi. Quand Jésus plonge dans les eaux du Jourdain pour y être baptisé en son corps physique, c’est tout son Corps mystique également qui est plongé et baptisé avec lui. Or c’est nous qui formons ce Corps mystique, dont nous sommes les membres. C’est donc nous qui, avec le Christ, avons été baptisés dans les eaux du Jourdain.
Mais alors, si nous sommes nous aussi baptisés avec lui dans les eaux du Jourdain, cette voix qui vient du ciel pour lui dire : « Toi, tu es mon Fils bien-aimé ; en toi, je trouve ma joie » ne s’adresse pas seulement à lui en son corps physique, mais aussi à nous, membres de son Corps mystique. Aujourd’hui c’est donc à chacun de nous que le Père s’adresse et dit : « Toi, tu es mon fils (ma fille) bien-aimé(e) ; en toi, je trouve ma joie ». Reconnaissons qu’une telle déclaration d’amour ne peut que nous bouleverser, même s’il elle n’a rien de neuf.
Rien de neuf, car elle est même ce que Dieu ne cesse de nous dire depuis que le monde est monde. Car elle est une des vérités les plus essentielles de notre foi : Dieu est amour. Car nous croyons, nous, en effet, en un Dieu Père qui nous aime comme ses enfants en qui il « trouve sa joie ». Un Dieu qui nous aime de cet amour fou, gratuit, premier, et par suite immérité de notre part, en vertu duquel il a livré pour nous son Fils unique et bien-aimé. C’est là la grande et bonne nouvelle du salut qui nous est annoncée à chaque page de la Bible et que nous connaissons fort bien.
Et pourtant, bien que nous la connaissions si bien, nous vivons en réalité comme si nous l’ignorions. Et pour cause, la folie de Dieu dépasse tellement notre sagesse toute humaine, que nous peinons à saisir toute la portée et toute la signification de cet amour de Dieu pour nous. Au point même que nous finissons par renverser la logique de l’amour de Dieu. Et donc la logique de l’amour d’une manière générale.
En effet, nous pensons, nous, que ce sont les qualités d’un être qui sont la cause de l’amour qui lui est porté. Que pour être aimé, il est nécessaire d’être doté de qualités qui rendent aimables, qui valent d’être aimé. Que ce qui est dénué de qualité ne peut pas être aimé. Que les défauts sont un empêchement à l’amour. La preuve en est qu’il nous est effectivement bien difficile d’aimer ceux dont nous voyons les défauts. A commencer par nous-même quand nous considérons notre propre misère et que nous en venons à nous mépriser.
C’est là une erreur. Une double erreur même, consécutive à un double oubli quant à cet amour fou de Dieu pour nous. Première erreur, nous oublions que, contrairement à ce que nous pensons parfois, quoi que nous fassions, quelles que soient nos défaillances, nos limites ou notre péché, il est une qualité qui ne nous sera jamais enlevée et qui justifie à elle seule l’amour de Dieu pour nous : nous sommes et nous resterons toujours ses enfants bien-aimés en qui il trouve sa joie. Rien ne pourra jamais nous ôter notre qualité d’enfant de Dieu. Rien ne pourra jamais nous séparer de l’amour de Dieu. Dieu ne cessera jamais d’aimer ces enfants que nous sommes et resterons pour l’éternité.
Seconde erreur, nous oublions en outre que la logique de Dieu n’est pas la nôtre. Avec Dieu, ce ne sont pas nos qualités qui fondent et provoquent son amour pour nous. Mais c’est son amour pour nous qui fonde nos qualités. Ce n’est pas parce que nous sommes dotés de (belles) qualités que Dieu nous aime, mais c’est parce que Dieu nous aime qu’il nous dote de qualités. N’oublions pas qu’à l’origine, nous n’étions rien. Fût un temps où nous n’existions même pas. Nous étions néant. Et pourtant l’amour de Dieu nous a tirés tous chacun, personnellement, de ce néant pour nous donner à tous et à chacun, personnellement, d’être ce que nous sommes, tel que nous sommes, avec tout ce qui fait de nous une merveille aux yeux de Dieu.
Tel est d’ailleurs ce que s. Paul nous a dit dans la 2e lecture : Dieu « nous a sauvés, non pas à cause de la justice de nos propres actes, mais par sa miséricorde ». Oui, loin de nous aimer d’abord pour nos qualités, nos mérites ou notre justice, Dieu nous aime d’abord pour notre néant, notre petitesse, notre misère qui appelle sa miséricorde. Et plus notre misère est grande, plus grande est sa miséricorde. Et pourtant, en dépit de toutes les déclarations d’amour du Seigneur et les preuves qu’il nous en donne, nous n’y croyons pas vraiment, nous ne l’accueillons pas vraiment, nous n’en vivons pas vraiment.
Ce qui nous empêche ici d’accueillir cet amour et d’en vivre, c’est l’orgueil. L’orgueil qui nous pousse à croire que l’amour de Dieu se mérite, qu’il s’acquiert à la force du poignet et à hauteur de qualités. L’orgueil qui nous pousse à douter de la gratuité et la primauté de l’amour de Dieu. L’orgueil qui nous pousse à contester à Dieu son droit et son pouvoir d’aimer gratuitement les branquignoles que nous sommes et qui n’ont rien à faire valoir. Alors, pour ne pas laisser cet orgueil nous piéger, répondons-lui non seulement par l’humilité bien sûr, qui est cette vertu qui nous apprend que nous recevons tout de Dieu. Mais aussi et surtout par l’espérance, qui est cette vertu qui nous assure de manière certaine que Dieu nous aime toujours.
Que Dieu répande en nous son amour et nous donne ainsi cette espérance qui ne déçoit pas. Amen.
Fr. Romaric Morin, op
