L’étonnement des philosophes et des petits enfants
Et si, pour quelques instants, nous jouions le jeu de devenir philosophes ? Il ne s’agit pas de devenir semblables à quelque penseur abscons enfermé dans des pensées si profondes que rien désormais ne le distingue plus d’un fou furieux. Il s’agit plutôt de renouer avec l’enfant qui demande sans cesse : « Pourquoi ? Pourquoi le ciel est bleu ? Pourquoi il y a du vent ? Pourquoi j’ai deux jambes et pas quatre ? Pourquoi j’ai deux yeux ? Pourquoi il faut que j’aille à l’école ? Pourquoi, pourquoi, pourquoi ? » Les enfants n’attendent pas la réponse pour passer déjà au pourquoi suivant. Cette question « pourquoi », que les petits enfants, en vrais philosophes, se posent, s’étonne devant ce qui passe aux yeux des adultes pour des choses d’une banalité absolument fatigante. « Parce que, c’est comme ça. Mange ta soupe et tais-toi ». L’acte premier du philosophe, celui avec lequel nous sommes invités à renouer aujourd’hui, c’est celui de l’étonnement devant le réel. Le vieux Platon l’écrivait déjà : « C’est la marque d’un philosophe que le sentiment d’étonnement. La philosophie n’a pas d’autre origine » (Théétète, 155d). Notre capacité à nous étonner devant ce qui est nous permet de redevenir comme ces petits enfants auquel le Seigneur nous demande de ressembler (cf. Mt 18, 3). Aux petits enfants, tout paraît neuf, tout paraît arriver pour la première fois. Et c’est ainsi, dans cette disposition que nous renouvelons volontairement, que notre âme retrouver sa capacité à admirer, à s’émerveiller, à adorer. Charles Péguy avait bien raison lorsqu’il écrivait : « Il y a quelque chose de pire que d’avoir une âme même perverse, c’est d’avoir une âme habituée » (Note conjointe, OC III, p. 1307). C’est l’âme qui connaît tout par cœur : c’est toujours pareil, mon bon monsieur ; il n’y a rien de nouveau sous le soleil, ma bonne dame. On se contente alors, dans notre vie terrestre, des satisfactions immédiates et des plaisirs sensuel. Que reste-t-il sinon la jouissance ? Plus rien. Devant Dieu, l’homme habitué se satisfait de « la génuflexion oblique des gens pressés » qui passent à toute vitesse devant le tabernacle et expédient le bon Dieu à toute vitesse dans leurs prières.
L’homme habitué, nous le voyons aujourd’hui à l’œuvre à Nazareth. Jésus vient d’enseigner. Bien sûr, un étonnement relatif s’empare de son auditoire : « Quelle est cette sagesse ? D’où cela vient-il et ces miracles qu’en est-il ? » Mais aussitôt la pesanteur de l’âme habituée, de l’âme toute faite et engoncée dans sa gangue de matérialisme, reprend le dessus : « Ah oui, c’est Jésus, le charpentier, le fils de Marie. Ses frères et sœurs, en voici la liste ». Jésus devient un objet non pas d’admiration, d’étonnement, ni d’adoration, mais de scandale et de bouleversement. On a vu Jésus, on l’a étiqueté, catalogué, inventorié. Il appartient désormais, un parmi tant d’autres, à l’ensemble de nos relations mondaines. Ce que nous découvrons dans l’auditoire de Jésus à Nazareth, c’est un auditoire qui a le visage dur et le cœur obstiné, ce que dénonçait Ezékiel (cf. Ez 2). Le visage dur et le cœur obstiné de celui qui ne lève plus son regard vers le Seigneur pour attendre sa pitié (cf. Ps 122). Seul le confort matériel compte, les biens de ce monde sont ma réalité ultime. Je veux bien intégrer Jésus à ce panorama pourvu que il ne me dérange pas trop. Ce qui s’éteint alors dans l’âme habituée, dans l’âme des auditeurs de Jésus à Nazareth, c’est l’espérance. Nos yeux sont levés vers le Seigneur notre Dieu qui se tient au ciel, attendant sa pitié (cf. Ps 122). L’homme habitué, le cœur obstiné ne regardent plus vers le ciel. Ils contemplent le monde comme leur horizon ultime. Pas d’espérance, Dieu n’est pas bon, Dieu n’est pas Provident ou, s’il l’est, c’est purement nominal. Rien de réel dans tout cela.
Jésus, lui, s’étonne (ἐθαύμασεν). Il s’étonne de leur manque de foi. Après tout n’ont-ils pas les prophètes, la Sainte Ecriture, les paroles qu’il a dites, les signes qu’il a faits ? Alors pourquoi résistent-il encore ? Comment se fait-il qu’il y ait si peu de foi à Nazareth ? La question est réelle. Jésus ne s’y résigne pas, il ne sombre pas dans la dépression profonde de Qoéleth mais, prenant le problème à bras-le-corps, et tenant compte de son propre étonnement, « il parcourt les villages d’alentour en enseignant » (Mc 6, 6). Il persévère pour révéler la Bonne Nouvelle du salut. Jésus sait encore s’étonner. A plusieurs reprises dans l’Évangile, il est surpris : surpris par la femme hémorroïsse (Mc 5, 21-43), surpris (ἐθαύμασεν) par la foi du centurion qui demande la guérison de son serviteur (Mt 8, 5-13). Jésus porte sur le monde un regard neuf. C’est normal : c’est le regard du créateur. Pour Jésus, le monde est comme en l’instant même de sa création : toujours nouveau, toujours neuf. Jésus, dans sa divinité, est en train de le créer. Pas de vieillissement en Jésus. Le vieillissement est réservé aux hommes qui consentent à s’habituer, qui se résignent, qui refusent de rester ou devenir petits enfants sous l’influence de la grâce. Jésus le dit dans le livre de l’Apocalypse : « Voici que je fais toutes choses nouvelles » (Ap 21, 5). Le ciel nouveau et la terre nouvelle ont commencé d’être par la grâce de Dieu. Nous y sommes : les temps nouveau sont là, ils vivent en nous.
Quand il s’agit pour nous de devenir comme ses enfants, comme ces philosophes qui s’étonnent. Cette décision est remise entièrement à notre liberté. La grâce de Dieu nous presse, nous y encourage et fera l’œuvre. Mais elle veut et réclame notre consentement. Acceptons-nous de laisser mourir ce qu’il y a de vieux, de durci et de fermé en nous pour nous ouvrir à la vie nouvelle de Dieu qui vient réellement faire toute chose nouvelle ? Pour ce faire, parce que par nous-mêmes nous en sommes incapable, il nous revient de demander au Seigneur qu’il fasse cela en nous. Qu’il nous aide à percer plus loin que les apparences. Oui, il est vrai que le monde va mal, et que dans notre vie tant de choses semble se répéter inlassablement. Il est vrai que jusqu’au soir de notre vie, nous serons de pauvres pécheurs et que Jésus, en Dieu un peu filou sur les bords, joue à cache-cache avec nous. C’est parce qu’il veut nous entraîner à porter sur le monde ce regard surnaturel. Ce regard d’une foi qui perce les apparences et qui regarde la réalité même. Trop souvent, nous jugeons sur l’apparence, d’après ce que nous croyons connaître et maîtriser. Le philosophe allemand Hegel le disait ainsi : « Le bien-connu, précisément pour la raison que c’est bien connu, n’est en réalité pas connu » (Phénoménologie de l’esprit). Nous ne connaissons pas suffisamment Dieu. Le drame survient lorsque nous croyons le connaître. Nous ne connaissons pas nous-mêmes et le drame survient lorsque nous croyons avoir fait le tour du mystère que nous sommes. Nous ne connaissons pas notre prochain et le drame survient quand nous l’enfermons, quand nous l’étiquetons, croyant avoir fait le tour du mystère qu’il est en lui-même.
Que le Seigneur aujourd’hui, par la puissance de sa grâce, viennent visiter notre âme et la défasse de tout ce qui est mort, habitué, tout fait, fermé, clos, pour nous ouvrir à la réalité même de cette vie de Dieu, toujours neuf et toujours imprévisible. L’Esprit Saint est comme le vent : Il « souffle où il veut : tu entends sa voix, mais tu ne sais ni d’où il vient ni où il va. Il en est ainsi pour qui est né du souffle de l’Esprit » (Jn 3, 8). Et débrouille toi avec ça !
fr. Guillaume Petit, op