Pas de contrat social entre nous !
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De toute éternité Dieu avait prévu que nous entendions cet Évangile-là aujourd’hui, c’est-à-dire en un jour d’élection. Et c’est assez bien vu de sa part ! Car, et cela n’aura évidemment échappé à personne, c’est là un Évangile éminemment politique que nous venons d’entendre, ô combien éclairant pour notre devoir de citoyen. Je n’irai peut-être pas jusqu’à affirmer que le Christ nous donne des consignes précises de vote (rassurez-vous, je m’en chargerai d’ici la fin de l’homélie), mais il nous donne tout de même de précieuses indications quant à la vie politique elle-même.
L’Évangile de ce matin, complété par la lecture de la Genèse, répond en effet à la toute première question qui se pose en politique. Celle qui détermine tout le reste en la matière. La politique étant l’art de la vie en communauté, quelle que soit la nature et la taille de cette communauté (famille, association, entreprise, copropriété, village, région, pays), la première question politique qui se pose, préalablement à toute autre, est de savoir s’il est naturel ou accidentel à l’homme de vivre en communauté. La vie en communauté est-elle pour nous une exigence de notre nature ou bien un simple artifice, tel un contrat que nous aurions passé entre nous uniquement par intérêt ? De la réponse à cette question primordiale découle tout le reste de notre compréhension de la vie en communauté. Et là deux camps s’affrontent.
D’un côté le camp de ceux qui tiennent que nous ne sommes pas naturellement faits pour vivre en communauté. Pour eux, l’homme est un animal solitaire qui vit en communauté seulement parce que son intérêt l’y contraint, et nullement par affinité ou amitié. Loin d’être une réalité naturelle, la société est bien plutôt un artifice, le fruit d’un contrat que nous passons entre nous et qui vise à assurer un certain équilibre des forces afin de limiter la menace que l’autre fait peser sur nous. L’autre est ici perçu, vous l’aurez compris, comme une menace pour chacun. Une menace qui s’attaque à mon intérêt et que je cherche à neutraliser grâce au contrat social. C’est ce contrat qui donne naissance à la communauté et organise la vie commune.
Selon ce modèle, chacun poursuit égoïstement son intérêt, en ayant pour seule limite l’intérêt d’autrui. Car, c’est bien connu, ma liberté s’arrête là où commence celle d’autrui. Par suite, c’est la somme de tous nos intérêts individuels à chacun qui permet d’obtenir l’intérêt général. L’intérêt général, l’intérêt de tous, est atteint quand chacun est au comble de son intérêt individuel c’est-à-dire quand chacun ne peut aller plus loin dans la poursuite de son intérêt à moins de porter atteinte à celui des autres En version ultra-libérale, c’est le chacun pour soi où l’homme est un loup pour l’homme. En version marxiste, c’est la lutte des classes, quelles que soient les classes qui s’opposent (bourgeois/prolétaires, hommes/femmes, français/étrangers, etc.).
Le point de départ de ce modèle est donc de regarder l’autre d’abord et par principe comme une menace. De sorte qu’il conduit à concevoir la vie commune sous le mode de la négociation. C’est la logique du donnant-donnant et de la concession (j’ai cédé sur tel point en vue d’obtenir telle chose en contrepartie). C’est là le modèle dont notre société est imprégnée depuis plus de deux siècles. Et force est de reconnaître qu’il semble correspondre tant au passage de la Genèse qu’à l’Evangile que nous avons entendus. Nous y voyons que c’est la désunion, le conflit, la rivalité qui règnent entre le Christ et sa famille, tout comme entre Adam et Ève. Si l’inimité remonte aussi loin que nos premiers parents, si le Christ lui-même en a fait les frais au sein de sa propre famille, c’est bien qu’elle est inscrite dans notre nature.
Sauf que nous, catholiques, nous tenons bien au contraire que loin d’être des loups solitaires (et hostiles), nous sommes en réalité des animaux de compagnie. Nous tenons, nous, que nous sommes naturellement faits pour vivre ensemble. C’est d’ailleurs là une vérité de bon sens qui s’impose d’elle-même. Sans la communauté formée par mes parents, je n’aurais jamais vu le jour. Sans la communauté humaine qui m’a éduqué, je n’aurais jamais pu déployer toutes mes capacités et qualités, à commencer par les plus rudimentaires telle que parler et maîtriser une langue. C’est la communauté humaine qui m’a donné d’être, et d’être ce que je suis. Loin de me corrompre, c’est elle qui me rend bon. De sorte que je ne trouve le plein achèvement de mon être que dans la vie commune.
Si nous sommes ainsi faits pour vivre en communauté, cela signifie que l’autre, loin d’être a priori un ennemi ou une menace, est en réalité un ami. Celui qui me veut du bien et à qui je veux du bien. Celui avec qui nous nous voulons mutuellement du bien. Celui avec qui nous voulons un bien qui nous est commun. Et ce bien commun n’est pas l’intérêt général. Tandis que l’intérêt général n’est que la résultante de la poursuite égoïste par chacun de son intérêt individuel, le bien commun est la poursuite, ensemble, de ce qui est notre bien à tous et à chacun. Nous tenons donc, quant à nous, que l’autre est un ami grâce à qui je vais pouvoir atteindre ce bien qui n’est ni son bien ni mon bien mais notre bien et que, sans lui ni lui ni moi ne pourrions atteindre. Ce bien, c’est Dieu tout d’abord mais aussi l’ordre, l’unité et la paix de la société, ainsi que la vie bonne et vertueuse de chacun d’entre nous.
Bien sûr, d’aucuns objecteront que les faits (les guerres, les conflits, les rivalités, etc.) infirment cette prétendue amitié qui nous unit. Et que la division règne dans la Genèse comme dans l’Évangile. C’est oublier que l’ordre initial des choses, tel qu’il a été prévu et conçu par Dieu, a été blessé par le péché originel. C’est bien après le péché originel qu’Adam et Ève s’affrontent. C’est oublier que le diable est, étymologiquement parlant, celui qui divise. C’est donc lui qui a entraîné cette inimitié, cette division, cette méfiance qui peuvent régner entre nous. Mais à l’origine, il n’en allait pas ainsi. Ce que Dieu a uni, que l’homme, ne le sépare pas !
En ce jour d’élection, que le Seigneur nous donne de retrouver le goût de l’amitié politique qui nous fasse chercher ensemble le bien commun qui nous unit. Amen.
Fr. Romaric Morin o.p.
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