Une foi riche en paradoxes

par | 22 septembre 2024

La foi chrétienne est riche en paradoxes. « Heureux les pauvres de cœur heureux, ceux qui pleurent heureux, ceux qui sont persécutés » (Mt 5, passim). « Celui qui veut sauver sa vie la perdra. Qui perdra sa vie pour moi et pour l’Évangile la sauvera » (Mc 8, 35). « Quiconque s’élève sera abaissée, qui s’abaisse sera élevé » (Lc 14, 11). Et aujourd’hui : « Si quelqu’un veut être le premier, qu’il soit le dernier de tous » (Mc 9, 35). Une foi riche en paradoxes, comment expliquer cela ? Serait-ce que Jésus notre Seigneur est un bateleur de foire, un amuseur public qui manipule la parole et la rhétorique pour les rendre un peu plus brillantes. Se paye-t-il de mots ? N’est-il qu’un sophiste ? Est-il de ces amuseurs que l’on entend à la radio, qui manient le verbe pour choquer ? Nous le savons, il n’en est rien. Alors pourquoi faire usage de tous ces paradoxes pour annoncer la bonne nouvelle du Salut ?

Cela viendrait-il de Dieu ? Non, Dieu est simple. En lui il n’y a pas de contradiction, ni apparente ni secrète. Dieu est un, pas de paradoxe en Dieu. Cela viendrait-il de la disproportion entre Dieu et nous. Nous ne sommes pas créateurs mais des créatures ; nous ne sommes pas infinis mais finis. Pourtant nous avons été créés à l’image et à la ressemblance de Dieu. En nous, a priori il n’y a pas de raison de trouver des paradoxes. Alors d’où cela vient-il ? Cela vient de ce que nos premiers parents, au commencement de l’histoire, ont refusé Dieu et, ce faisant, ils ont brisé la quadruple harmonie dans laquelle l’homme avait été créé : harmonie avec son Créateur, harmonie en lui-même, harmonie avec le prochain et harmonie avec la création. Le péché de nos premiers parents, Adam et Eve, a dressé entre nous et Dieu un mur d’incompréhension. En nous-mêmes, nous sommes devenus presque incompréhensibles. Notre prochain, combien il nous est difficile de l’aimer. La création de Dieu, cet écrin qui portait la créature humaine, est devenue un environnement, hostile et objet de toutes les prédations possibles. Par le péché originel, nous avons introduit un principe de contradiction, de contrariété dans le monde. C’est donc parce que nous sommes blessés par ce péché, parce que nous-mêmes nous commettons le mal, que le seigneur Jésus a recours à ses paradoxes pour nous reprendre là où nous en sommes et nous rendre audible sa parole divine.

Nous aspirons à de grandes choses, nous avons de grands désirs. Comme sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, nous pourrions dire : « Je me sens la vocation de guerrier, de prêtre, d’apôtre, de docteur, de martyr ; enfin je sens le besoin, le désir d’accomplir pour toi Jésus toutes les œuvres les plus héroïques… Je sens en mon âme le courage d’un croisé, d’un zouave pontifical. Je voudrais mourir sur un champ de bataille pour la défense de l’Église… Je sens en moi la vocation de prêtre. (…) Je voudrais être missionnaire non seulement pendant quelques années, mais je voudrais l’avoir été depuis la création du monde et l’être jusqu’à la consommation des siècles… Mais je voudrais par-dessus tout, ô mon Bien-Aimé Sauveur, je voudrais verser mon sang pour toi jusqu’à la dernière goutte… » (Histoire d’une âme, ms B).

Désirs immenses de la petite fleur ! Ses désirs sont beaux et sont saints : ils ont Dieu pour objet. De notre côté, bien souvent, nous qui ne sommes pas de petites Carmélites vivant au XIXe siècle, nous avons aussi de grands désirs, mais dont la platitude est effrayante : une grosse bagnole, un gros compte en banque, briller aux yeux des hommes… Nous voulons être aux premières places, nous voulons tout le confort et tout le luxe. Mon jacuzzi est plus gros que le tien… Nos désirs humains qui agitent notre cœur ne sont pas ordonnés à Dieu parce que, précisément, cette harmonie que le Créateur avait instaurée entre lui et nous a été brisée. Cette puissance de désir ne s’est pas arrêtée mais a été dévoyée. Nous désirons tout et n’importe quoi, pourvu que ça pète et que ça brille. Nous sommes reconduits de désir en désir à courir comme un chien après une voiture sans parvenir à assouvir nos envies. Les paradoxes de l’Évangile reprennent notre personne dans ce qu’elle a de chaotique pour nous réordonner à Dieu.

Dans l’Évangile de ce jour, Jésus n’interdit pas aux disciples de désirer de grandes choses, de chercher à être le plus grand. Ce qu’il leur défend formellement, c’est de chercher à être le plus grand selon la mesure humaine. Prenant ce désir de grandeur pour ce qu’il est, il le retourne vers l’unique objet qui en vaille la peine : « Si quelqu’un veut être le premier, qu’il soit le dernier de tous et le serviteur de tous » (Mc 9, 35). En Jésus, les contraires apparents se rejoignent dans la simplicité de Dieu. D’un côté, la magnanimité qui nous fait désirer de grandes choses ; de l’autre côté, l’humilité qui nous remet à notre juste place sous le regard de Dieu. Magnanimité et humilité, désir des grandes choses et désir de la petitesse ne sont contraires qu’en apparence. En réalité, désirer le ciel, désir l’infini, désirer « être le plus grand saint possible » (Maximilien Kolbe), ce n’est pas un acte d’orgueil mais un acte d’humilité parce que nous voulons que la volonté de Dieu, et non pas la nôtre, se réalise en nous. Le Seigneur est capable de tout embrasser dans la largeur de son cœur. Il nous apprend à honorer nos désirs en les faisant adhérer à son unique et adorable volonté.

« L’humilité réprime les appétits désordonnés de peur que ceux-ci ne tendent vers ce qui est grand en s’écartant de la droite raison » (Sum. théol. II&-IIae, Q. 161, a. 1, ad 3um), c’est-à-dire en s’écartant du projet divin. « La magnanimité pousse notre esprit vers ce qui est grand en le conformant à la droite raison » (Sum. theol. Ibid.), à l’unique volonté de Dieu. Désir de la grandeur, désir de l’abaissement et de la petitesse ne sont pas contradictoires. L’un et l’autre sont conformes au bien dès lors que ce que nous désirons, c’est Dieu et Dieu seul. C’est pour nous l’occasion de revérifier dans notre vie quotidienne la pertinence de nos désirs : Pourquoi désirons-nous ceci ou cela ? En vue de quoi ? Quel est le désir profond à l’œuvre dans les désirs immédiats et concret que nous avons ? Est-ce que je désire Dieu, la sainteté, ou bien écraser mon prochain, briller, paraître, être plus grand que je ne suis ?

En venant réordonner notre être intérieur, Jésus s’offre à nous comme cause exemplaire capable de provoquer en nous ce qu’il nous demande. Jésus, qui peut prétendre – et lui seul – à notre adoration parce qu’il est Dieu, s’est abaissé. Sa première venue ne s’est pas faite dans la gloire, écrasant le monde de son poids de majesté. Il est né dans l’humilité d’une table, il a vécu cacher sans rien demander à personne. Quand il est sorti, il a annoncé aux grands scandales de ses apôtres : le fils de l’homme est livré aux mains des méchants, ils le tueront et trois jours après il ressuscitera. Il n’y comprenait rien. Jésus, qui est le resplendissement de la gloire de Dieu et l’effigie de sa substance, a vécu en son humanité dans la plus grande humilité. Pourquoi nous, qui est Louis sommes unis par la grâce du baptême, par cette vie surnaturelle qui irriguent notre organisme humain, pourquoi voudrions nous prendre un autre chemin que celui que notre seigneur nous a tracé. C’est unique chemin ressemble parfois il est vrai à la corde du funambule : nous marchons entre deux abîmes : désespoir d’une humilité mal comprise, présomption d’une magnanimité dévoyée. Qu’on se rassure, le diamètre de cette corde est beaucoup plus large qu’il n’y paraît puisqu’il a toute la largeur de la croix du Seigneur. En effet, pour que nos désirs soient réordonnés, il faut que nous aussi nous puissions nous livrer aux mains des hommes. Il s’agit que le mari se livre aux mains de sa femme et la femme aux mains de son mari, les parents aux mains de leurs enfants et les enfants aux mains de leurs parents, l’ami aux mains de ses amis, les frères aux mains de leurs frères. En nous remettant les uns aux autres, en cherchant à aimer inlassablement, en prenant la mesure du désir le plus profond qui habite notre cœur et en cherchant à l’honorer sans nous laisser séduire par les sirènes des petits désirs, nous pourrons avancer à la rencontre du Seigneur. Que la Vierge Marie, l’humble servante du Seigneur, qui n’a pas retranché sur ses désirs mais les a ordonnés à Dieu, nous vienne en aide. Que par son intercession, nous puissions grandir dans ce double unique désir des grandes choses – la sainteté, le ciel, la communion avec Dieu – et des petites choses – l’humilité. C’est dans l’humilité que nous trouvons Dieu. Amen.

Fr. Guillaume Petit, op

Fr. Guillaume Petit