Dans la barque de l’Eglise

par | 23 juin 2024

Dans la barque de l’Église secouée par la tempête, Jésus dort, puis se réveille. Lorsque Jésus dort, il laisse la mer se déchaîner. Lorsque Jésus se réveille, il ordonne à la mer de se calmer. Dans l’Évangile du jour comme dans l’histoire de l’Église, il semble qu’il y a plus de moments où Jésus dort que de moments où Jésus se réveille pour opérer un miracle : Jésus est un intermittent du miracle.
Pour autant, la barque de l’Église est-elle laissée à elle-même lorsque Jésus dort ? Non.
D’abord parce que « Dieu comble son bien-aimé quand il dort » (Ps 126, 2) Or nous savons depuis son baptême par Jean-Baptiste au Jourdain que Jésus est le « bien-aimé » du Père. Lorsque Jésus dort, il ne cesse pas d’être comblé par Dieu. Et puisque nous lui sommes unis par notre propre baptême, nous sommes comblés avec lui lorsqu’il dort.
Ensuite, Jésus dit de lui-même dans une parabole : « Qu’il dorme ou qu’il se lève, nuit et jour, la semence germe et pousse » (Mc 4, 27). Autrement dit, Jésus peut sembler dormir dans la barque de l’Église, le Royaume de Dieu ne cesse pas pour autant de croître dans et par l’Église.
Dans le Cantique des cantiques, c’est la fiancée qui affirme : « Je dors, mais mon cœur veille » (Ct 5, 2). Mais le Christ, époux de l’Église, est celui qui, seul, peut dire en vérité : « Je dors, mais mon cœur veille ». Car « non, il ne dort pas, ne sommeille pas, le gardien d’Israël » (Ps 120, 4)
Nous voilà donc embarqués dans cette barque étonnante, l’Église, qui nous mène depuis les rives de notre péché jusqu’à l’autre rive, la terre de la promesse, le Royaume de Dieu réalisé en perfection.
La barque de l’Église n’est pas un paquebot qui fend les flots ? Tant pis ! Après tout, le Titanic a sombré. La barque de l’Église serait-elle alors le radeau de la Méduse ? Pas vraiment ! Car sur le radeau de la Méduse, les rescapés du naufrage de la frégate n’avaient rien qui leur permette d’espérer un quelconque salut.
L’Église serait plutôt une caravelle, la Santa Maria de Christophe Colomb. La Vierge Marie – Santa Maria – est en effet la figure de l’Église, qui porte le Christ – Christophe Colomb – et l’amène vers le Nouveau Monde – la terre nouvelle et les cieux nouveaux que sont le Royaume de Dieu –. Du reste, le Nouveau Monde découvert en 1492 était à la fois plus, mieux et autre ce qui avait été anticipé, comme le Royaume de Dieu se révèle toujours plus, mieux et autre que ce que nous pouvons en dire, en écrire ou en imaginer.
La barque de l’Église porte le Christ, et tous ceux qui sont au Christ. Dans le livre des Proverbes, il est dit de la « femme parfaite » qu’elle est comme une « barque qui porte du pain » (Pr 31, 14, Vg). C’est bien cela, l’Église : à l’image de la Vierge Marie, la barque de l’Église porte le Christ, le pain vivant, et nul de ceux qui sont embarqués ne doit craindre le péril de la faim.
À ceux qui sont dans la barque de l’Église, le pain vivant, Jésus-Eucharistie ne manque jamais. Il est le pain de la route pour les voyageurs embarqués dans la traversée qui les mènera au Ciel. La « barque qui porte du pain », l’Église qui vit de l’Eucharistie, ne peut pas sombrer. Si l’Église, et les baptisés qui la composent, cessent de se nourrir de l’Eucharistie, ils meurent.
Dans la barque de l’Église, chacun est responsable de tous les autres. Le Talmud juif donne à méditer un apologue instructif à cet égard : plusieurs personnes sont à l’intérieur d’une barque ; l’une d’entre elle prend un trépan et commence à creuser un trou à la place où elle se trouve ; les autres passagers l’interrogent : « que fais-tu là ? » ; il répond : « Que vous importe ? Est-ce que je ne fais pas ce trou sous mon propre piège ? » Et les autres de répliquer : « Oui, mais l’eau va rentrer et nous serons tous noyés ! »
Appliqué à la barque de l’Église, c’est ce qu’on appelle la communion des saints, où les mérites des uns sont communiqués aux autres, mais où le péché de chacun met aussi en péril tous les autres.
Puisque la plupart du temps Jésus semble dormir, qui pilote la barque de l’Église ? Peut-être saint Pierre, lui qui était patron pêcheur de profession, tient-il le gouvernail.
À travers Pierre, c’est la dimension hiérarchique de l’Église qui se dessine. Et chacun sait que dans la tempête, il vaut mieux écouter les ordres du commandement, et leur obéir promptement, si l’on ne veut pas périr. Si chacun n’obéit qu’à ses propres impulsions, si chacun fait ce qu’il entend, le naufrage est inéluctable.
N’oublions jamais que le trou que notre péché creuse sous notre propre siège fait entrer l’eau de la mort dans toute l’embarcation de l’Église, tandis que notre obéissance aux ordres du pilote garantit la survie de tous et une traversée paisible. Mais il ne suffit pas d’obéir au pilote pour que tout aille bien.
D’abord parce que ce qui fait avancer la barque, c’est le vent qui souffle dans les voiles. La hiérarchie de l’Église et tout ce qui, dans l’Église, relève de sa structure, n’est rien si l’Esprit-Saint ne vient souffler pour faire avancer la barque.
Ensuite, le pilote obéit lui-même aux règles de la navigation, qu’il n’a pas inventées. Il les a reçues. Il s’y conforme. Il en communique l’essentiel aux marins qui sont sous son commandement. Ainsi le Pape, les évêques, et tous les ministres de l’Église ne dirigent pas la barque de l’Église à leur guise, selon leurs idées personnelles. Ils transmettent ce qu’ils ont reçu.
Et ils tâchent tant bien que mal de l’appliquer aux circonstances toujours nouvelles d’une mer sans cesse changeante. Le pilote qui ne voit pas qu’à un instant donné la mer a changé est un mauvais pilote. Le pilote qui croit que, parce que la mer a changé, les règles de navigation ont changé aussi est un mauvais pilote. Le bon pilote est celui qui discerne quand et comment la mer change, pour mieux lui appliquer les antiques règles de la navigation qu’il connaît par cœur.
À quel endroit de la barque vaut-il mieux se tenir ? Tous ceux qui ont déjà navigué le savent. Pour ne pas risquer de tomber hors de la barque, pour ne pas subir les remous, il faut se tenir le plus possible au centre de la barque. Saint Dominique exhortait justement ses frères à se tenir in medio Ecclesiae.
Ceux qui prétendent être aux avant-postes de l’Église, à la proue, s’illusionnent, et prennent le risque de s’éloigner de Jésus puisque l’Évangile nous enseigne que Jésus est à l’arrière. Pour les mêmes raisons, ceux qui se tiennent prudemment à l’arrière risquent toujours de se prendre pour Jésus lui-même, de prendre sa place, ce qui constitue un blasphème.
Saint Dominique a raison, c’est in medio Ecclesiae qu’il faut se tenir. In medio Ecclesiae, ce n’est pas un positionnement politique ni même théologique, mais une attitude théologale. Il s’agit d’être au cœur de l’Église, là où l’on trouve la Parole de Dieu, les sacrements, et les trésors de sainteté accumulés au cours des siècles d’histoire de l’Église.
Surtout, c’est in medio Ecclesiae qu’on trouve l’unique mât de l’embarcation-Église. La Santa Maria de Christophe Colomb était un trois-mâts ; la barque de l’Église n’a qu’un seul mât, la Croix du Christ. Ce n’est pas un hasard si Fra Angelico représentait souvent saint Dominique, in medio Ecclesiae, au pied de la Croix du Christ.
Comme dans l’incipit du Soulier de satin de Claudel, c’est à ce mât dressé au centre du bateau qu’il faut s’arrimer lorsque la tempête fait rage. C’est le temps des épreuves, que l’Église traverse depuis toujours, et qu’il nous arrive de traverser à titre personnel. Autour de nous, tout semble perdu. Sous nos pieds, il n’y a presque plus rien. Mais si nous sommes solidement arrimés à la Croix du Christ, alors rien ne peut nous arriver. Amen.
Fr. Jean-Thomas de Beauregard, op

Fr. Jean-Thomas de Beauregard