La douceur du Christ n’est pas une mièvrerie douceureuse

par | 29 septembre 2024

L’Esprit-Saint se moque de moi. Ces derniers temps, il me faut prêcher sur la douceur chrétienne un peu partout. Or les textes de ce dimanche sont parmi les plus violents ! La douceur chrétienne, tu parles ! La diatribe énervée de saint Jacques contre les riches se conjugue aux recommandations de noyade et d’automutilation prononcées par Jésus pour les fauteurs de scandale et les pécheurs…

L’Esprit-Saint se moque de moi… mais pas tant que ça ! En réalité, c’est bien de la véritable douceur chrétienne qu’il s’agit aujourd’hui. Sauf que la douceur chrétienne n’est pas une mièvrerie doucereuse, une indolente mollesse, une apathie de bonze bouddhiste, une indulgence facile à l’égard du péché, le nôtre et celui des autres.

Commençons par écarter un malentendu. Qui s’enquiert de ce que les Pères de l’Église ont écrit au sujet de l’Évangile du jour s’aperçoit qu’aucun d’entre eux ne le comprend au sens littéral d’une injonction à la noyade ou l’automutilation physique. Dès les premiers siècles de l’Église, on savait interpréter selon le sens spirituel. Non pas pour neutraliser les textes qui heurtent ! Mais parce que dans bien des cas c’est très visiblement l’intention du Christ lui-même.

Le contraire serait étonnant : la foi chrétienne valorise le corps humain plus qu’aucune autre religion ou philosophie. Ce Dieu qui a créé l’homme comme personne corporelle, et a conclu que c’était « très bon », ce Dieu qui n’a pas dédaigné en Jésus prendre un corps humain véritable, ce Dieu qui nous ressuscitera en notre âme et en notre corps au Jugement dernier, ce Dieu-là ne méprise pas le corps, bien au contraire. Mais alors, que veut dire Jésus ? Il n’invite pas littéralement à la noyade des fauteurs de scandale et l’’amputation physique des pécheurs, d’accord ! Mais pour la douceur, on repassera ! Qu’en est-il alors ?

Pour comprendre, il faut encore écarter un autre malentendu. Le fauteur de scandale n’est pas celui qui provoque l’indignation. Celui qui se risque à prêcher publiquement l’Évangile, ou simplement la Loi naturelle, provoque presque à coup sûr l’indignation. Or S. Grégoire le Grand avertit : « Si dans nos bonnes œuvres nous devons éviter toute occasion de scandaliser le prochain, nous devons aussi quelquefois n’en tenir aucun compte. […] Si c’est la vérité elle-même qui est un objet de scandale, il vaut mieux le laisser se produire, que de sacrifier la vérité. »

Du reste, la Croix a scandalisé, elle scandalise encore. Jésus, ce qu’il est, ce qu’il enseigne, a scandalisé et scandalise encore. Est-ce une raison pour les évacuer ? Qui peut et veut dire le vrai ne se grandit pas à raser les murs et à se taire par peur de l’indignation qu’il susciterait en parlant. Le catholique, bien sûr ! Mais aussi tout honnête homme : « celui qui n’est pas contre nous est pour nous », enseigne Jésus dans ce même Évangile, tandis que nous apprenons avec Eldad et Médad que le charisme de prophétie n’est pas réservé à une élite institutionnelle au sein du peuple de Dieu. Toute vérité vient de l’Esprit-Saint. Et l’Esprit-Saint chasse la peur de susciter l’indignation lorsque la vérité est en jeu.

La véritable douceur, alors, ne consiste pas à ne pas choquer, ne pas heurter. La véritable douceur consiste à tenir ensemble le bien visé, la vérité, et ce que sont les interlocuteurs. S’il est possible de tenir la vérité et de viser le bien sans susciter l’indignation des interlocuteurs, tant mieux ! Et il faut mettre toute notre intelligence à obtenir cela. Car on ne gagne rien à provoquer inutilement, à y aller avec de gros sabots bien lourds, sans finesse ni subtilité, sans charité surtout. Mais c’est, au contraire, faire violence à autrui que de lui cacher la vérité qui sauve et le bien auquel il est appelé, sous prétexte de ne pas l’offenser.

On en arrive alors au fauteur de scandale visé par Jésus. Celui pour qui la noyade est un sort préférable à celui qui l’attendra au Jugement. Le vrai fauteur de scandale, c’est celui qui non seulement commet le mal mais y entraîne les autres, par sa parole et son exemple. Saint Thomas d’Aquin enseigne même qu’il peut être plus grave d’entraîner autrui au péché que de pécher soi-même. C’est encore plus vrai pour celui qui occupe une position d’autorité, d’influence ou de pouvoir dans quelque groupe humain que ce soit : père ou mère de famille, chef d’entreprise, journaliste, homme politique, professeur, prêtre…

Chacun reste responsable, évidemment, de ses propres actes, et l’on se donnerait trop facilement des excuses en mettant nos péchés sur le dos de telle autorité, tel pouvoir, telle influence. Même l’influence du Diable peut parfois être une excuse commode et nous exonérer indûment de notre responsabilité alors que nous nous débrouillons très bien tout seuls, le plus souvent, pour faire le mal. Mais celui qui utilise l’autorité, l’influence ou le pouvoir pour entraîner au mal, est jugé plus sévèrement par Dieu. Notamment parce que, ce faisant, celui-là se place précisément dans le sillage du Diable, qui est par excellence celui qui utilise son influence pour entraîner au mal.

La violence du discours de Jésus semble terrible à l’encontre du fauteur de scandale – celui qui entraîne au péché – comme à l’encontre du pécheur lui-même. Comment la comprendre ? Est-ce la pédagogie du bâton, de la peur du gendarme ? Jésus serait-il adepte d’une pastorale de la peur qui brandit la menace des châtiments temporels et éternels pour mieux obtenir l’obéissance ? Peut-être un peu. Dans toute éducation, il y a une phase initiale qui passe par là. Le professeur ou le parent qui sauterait à pieds joints par-dessus cette étape serait naïf, et s’exposerait à de graves déconvenues.

Mais le discours de Jésus est surtout et paradoxalement l’expression de sa souveraine douceur. D’abord quant aux conditions pour recevoir la grâce et être sauvé, puisqu’il suffit de donner un simple verre d’eau à celui qui le demande. Le plus petit acte de charité ouvre grande la porte du Ciel ! Ensuite parce que Jésus ne prend pas l’initiative des châtiments qu’il décrit. Plus encore, Jésus, sur la Croix, a volontairement subi en son corps tous les châtiments du péché pour nous en préserver.

Et tout en nous avertissant avec force, il nous laisse devant notre propre responsabilité. Jésus exhorte avec vigueur mais ne force rien. Sa parole et ses actes sont un accompagnement vers le bien. Vouloir le bien sans forcer les cœurs, sacré défi ! Et si la colère le prend, Jésus ne l’écarte pas. Mais Jésus proportionne l’expression de sa colère au bien visé : celui de la situation, celui des personnes. S’il édulcorait sa parole, il ne nous réveillerait pas, aucun bien ne se ferait. Ce serait une douceur superficielle. Mais la force de sa parole mue par le désir ardent du bien et de la vérité réveille sans violenter. C’est cela, la vraie douceur. « Mettez-vous à mon école, car je suis doux et humble de cœur », dit Jésus. À nous de l’imiter. Amen.

fr. Jean-Thomas de Beauregard, op

Fr. Jean-Thomas de Beauregard