Le discernement difficile
![]()
Sénèque disait : « Personne ne peut jouer longtemps un personnage ». Et Thomas d’Aquin d’ajouter : « L’exercice du pouvoir manifeste ce qu’est un homme ». C’est peut-être vrai en moyenne statistique, mais il suffit d’avoir suivi un peu la chronique ecclésiastique et judiciaire des vingt dernières années pour comprendre que c’est insuffisant.
Combien de fondateurs d’œuvres d’Église ou de communautés religieuses ont joué très longtemps un personnage, et exercé le pouvoir sans être pour autant démasqués, ou alors parfois seulement plusieurs années après leur mort ? Et d’ailleurs, la psychologie humaine et le péché étant des abîmes sans fond, jusqu’à quel point jouaient-ils ce personnage ou bien l’étaient-ils au moins un peu, selon quel dosage, quelle intention ?
Sénèque peut avoir tort, et Thomas d’Aquin aussi, même si c’est plus rare. Mais Jésus ? Certes toute métaphore est boiteuse par un côté… Mais cette métaphore-là boite d’au moins deux côtés.
Car l’Écriture Sainte nous présente des arbres excellents capables de produire de mauvais fruits, de Moïse à David en passant par Salomon, vénérés comme des saints et pourtant coupables, à un instant donné, de crimes.
Et l’histoire récente de l’Église nous présente des arbres dont on a découvert qu’ils étaient pourris au dernier degré, mais qui ont indubitablement porté certains fruits excellents. Ou encore des lieux d’apparitions douteuses, ou des mystiques fallacieuses, qui ont aidé des gens à rencontrer le Christ et l’Église.
La métaphore de l’arbre et des fruits a servi à défendre des thèses erronées : les manichéens s’en sont prévalu pour postuler qu’il existait deux natures, la bonne et la mauvaise, chacune portant très exactement le fruit qui lui correspond ; certains augustiniens radicaux et tout un courant luthérien y ont vu un argument pour la prédestination, de telle sorte que les élus et les réprouvés ne peuvent agir que conformément à leur prédestination, ou même, au risque du scandale, que les actes des uns et des autres n’ont aucune incidence quant à leur prédestination initiale et finale.
Oui mais Dieu a créé l’homme foncièrement bon, ce que même le péché originel n’a pu totalement détruire, et libre. Et jamais un homme n’est à ce point mauvais qu’il ne puisse poser aucun acte bon, ni l’homme à ce point saint qu’il ne puisse défaillir à l’occasion. La rencontre de la grâce divine et de la liberté humaine n’est pas une mécanique…
Comment se fait-il que tel homme, vicié jusqu’à la moelle, a pu conduire d’autres hommes à la sainteté ? Comment le comprendre ?
Si c’est un prêtre, il y a cette vérité à la fois scandaleuse et miraculeuse qui est qu’un sacrement peut être célébré validement et, jusqu’à un certain point, fructueusement, même par un prêtre impie et mortellement pécheur, pourvu qu’il ait l’intention de faire ce que veut l’Église. C’est scandaleux sous un certain rapport, mais merveilleux aussi de comprendre que Dieu ne veut pas priver ses enfants de sa grâce au motif de l’inconduite de tel ou tel ministre de l’Église.
De même, à supposer qu’un prédicateur ait été formé aux meilleures sources de l’Évangile et de la Tradition, et qu’il ait quelque talent par ailleurs, il n’est pas exclu que sa prédication porte du fruit en dépit d’une inconduite grave. Ce n’est pas le régime normal de la prédication, mais ça peut arriver, et là encore d’un certain point de vue tant mieux pour le peuple de Dieu.
Thomas d’Aquin nous aide malgré tout à comprendre un peu cela. À la suite de saint Paul, il enseigne en effet que si les vertus morales et les dons du Saint-Esprit révèlent normalement la sainteté, au moins en devenir, de celui qui les exerce, les charismes, eux, sont accordés pour l’édification de l’Église sans qu’ils soient nécessairement corrélés à la sainteté de celui qui les reçoit.
Il ne faut jamais oublier que dans l’Ancien Testament, l’ânesse de Balaam a exercé le charisme de prophétie, or une ânesse ne peut pas recevoir la grâce qui ferait d’elle une sainte. Un pécheur grave peut donc, parfois, exercer un charisme réel, et édifier l’Église. C’est déroutant, mais c’est la vérité…
Tout cela n’aide pas beaucoup au discernement, je le regrette autant que vous. La ligne de crête qui consiste à être vigilant tout en conservant l’a priori de confiance et de bienveillance n’est pas simple à tenir. Mais elle est nécessaire. Amen.
fr. Jean-Thomas de Beauregard o.p.
![]()