L’entrée au désert – fr. Thierry-Dominique Humbrecht o.p.

par | 17 février 2013

L’entrée au désert

Homélie du fr. Thierry-Dominique HUMBRECHT o.p. 17 février 2013, 1er dimanche de Carême année C

Selon Luc : 4, 1-13

Voici que Jésus a quitté les bords du Jourdain, fraîche vallée de son baptême, conduit par l’Esprit, vers le désert. Pour nous aussi, le contraste est violent. À peine remis de la crèche, nous voici précipités dans une caverne. Tout a disparu, les compagnons de fête, la liturgie heureuse, la foi facile des débuts, le carême arrive toujours trop tôt.

Nous avons beau nous réfugier dans les abstractions, parler d’amour, de pardon, de prière, d’aumône et même de pénitence si c’est en général, tous ces concepts ne sont que des bulles de savon, ils crèvent à l’air libre : le carême est une épreuve physique, il faut y passer. Le corps semble dicter sa loi à l’âme, rien n’est plus désagréable. Le Christ s’y est soumis, il l’a vécu dans sa chair, sans passer du singulier au général, sans entasser les explications ni les symboles qui sont échappatoires : je l’ai fait, faites-le.

Il y a un désert : chaleur, soif, désolation, animaux dangereux, dépouillement, solitude. Tout sauf la fraîcheur d’une rivière. Certes, nul n ’est tenu de partir pour le Sahara et d’y jouer au Petit Prince. Notre désert est intérieur, ce qui ne veut pas dire imaginaire. Il appelle une décision, un élan de l’âme : aujourd’hui, Seigneur, j’entre au désert, je me dépouille de moi-même pour me revêtir de toi. Personne dans l’entourage n’en verra rien : le désert n’est tel que pour celui qui y séjourne. Même mon voisin de la grotte d’à côté me sera d’un piètre secours.

Au début, je serai le tenté. Je vais donc me promener, pendant quarante jours, avec mon bac à sable pour seul horizon : Tentations, arrivez ! Me voici, je vous défie ! Le monde, bouffi d’acédie et de reniements, n’y comprendrait rien. Son refus du Christ est tel qu’il s’édifie des montagnes encore plus désertiques, mais qu’il croit de cocagne. Le monde devient incapable d’accepter l’idée d’une conversion. Se convertir ? De quoi ? Pourquoi ? Laisser Dieu convertir, c’est tout de même accepter de changer sa vie. Nul n’en sort intact, pour un rescapé du désert le monde n’a plus la même saveur.

Il y a aussi un tentateur. Pas seulement des tentations, un tentateur, c’est d’ailleurs pour l’affronter que Jésus entre au désert. Le tentateur use contre lui de citations bibliques, pour lui faire miroiter le pain, la gloire, le providentialisme. Jésus lui répond en appelant à l’adoration du vrai Dieu.

Les tentations nous sont familières, elles sont nos « vieilles amies » , dit saint Augustin. Nous y sommes habitués. Soudain, les voici dressées, comme rajeunies, poussées en avant par un stratège qui ne se montre pas. L’Évangile l’annonce, la foi l’enseigne, un tentateur plus puissant que nous, autre que nous, veut nous barrer la route. Pourtant, il est déjà vaincu. Il ne peut rien sur nous sans nous, rien. Le problème est plutôt de notre côté : il fait chaud dans ce désert ; et si, pour faire un courant d’air, nous ouvrions les fenêtres ?

La vie des saints nous apprend que, plus leur sainteté grandit, plus les tentations s’alourdissent. Plus la grâce les envahit, plus leur péché s’assombrit, et plus le tentateur cherche à l’emporter. La vie chrétienne ne vise pas la sérénité, mais le salut. Elle est un combat.

Il y a enfin l’Esprit Saint. C’est Dieu lui-même, toute la Trinité qui habite notre personne, qui nous pousse au désert. Grâce d’y séjourner, sans doute, mais épreuve. Dieu n’empêche pas les tentations, il n’empêche même pas d’y succomber si nous entendons y succomber. Il n’est jamais intrusif, plus nous avons besoin de lui et plus il se rend discret. Son amour est tout le contraire d’une relation possessive, écrasante, mêle-tout. Il nous donne d’être libres, et disparaît ; il nous donne d’être libres, capables par grâce de lui répondre oui ; et il disparaît, nous laissant face à notre responsabilité.

Ce n’est pas seulement du monde que le désert nous sépare, c’est aussi, en apparence, des consolations divines. Jamais Dieu ne se rend si proche, et jamais il ne s’efface davantage. Veux-tu ne pas vivre ton carême ? Le commencer et puis l’abandonner ? Tomber plus bas que naguère ? Vivre dans la dissipation verdoyante ? Tout cela, tu le pourras. Veux-tu vouloir mais sans vouloir, rester velléitaire, sans conversion, sans effort, sans discipline de vie, sans discipline physique ? C’est possible. Tout est possible, et touche sa récompense. Néanmoins c’est par le corps que notre âme entre. Le corps devient la sentinelle de l’âme. Laissons-le parler, il nous donnera des conseils nécessaires. Pas de prescription aujourd’hui : nous vous en bombarderons tous les jours, à la messe, jusqu’à la nausée.

Voici que le chrétien est entré au désert. Il sait toutefois qu’il en sortira. Grâce lui est donnée d’y entrer, d’y tenir, d’y vaincre, et d’en sortir. Il sait aussi que ce combat en prépare un autre, plus décisif, qui est celui du salut lui-même, la mort de la croix, nécessaire à la résurrection. La résurrection appelle une certaine mort, la mort au vieil homme, la mort au péché. Le Christ a vécu cet ultime désert-là, dont celui qui inaugure sa prédication est le brouillon ou bien l’ouverture. De même, le chrétien vivra l’un et l’autre désert.

C’est ainsi que le carême commence.

fr. Thierry-Dominique HUMBRECHT o.p.

Fr. Thierry-Dominique Humbrecht