Trop peu de miracles

par | 30 juin 2024

Aujourd’hui, à ce qu’il semble, amoncellement de miracles, deux scènes emboîtées, la petite fille agonisant, morte, relevée, et la femme souffrant de pertes de sang. Si vous voulez voir ces deux scènes, repassez-vous cet été The Chosen, l’une et l’autre y sont très réussies.

Cependant, avec un peu de recul, on s’interroge : d’accord, guérir l’inguérissable est une merveille, et faire revenir à la vie, une merveille plus grande encore. C’est l’impossible réalisé, le miroir franchi, la main de Dieu. Tout de même, cette main, dite de Dieu, a seulement dix doigts, les doigts de cet homme, Jésus. À tout prendre, c’est tout ce qu’il a réussi à faire ce jour-là. C’est beaucoup, mais c’est peu. Et les autres ? Les centaines de crevards de la région, les milliers d’enfants d’Israël, les fraîchement morts de tout l’Empire romain ? Tous ceux-là ont continué à être malades, ils sont restés morts, ils sont tombés sans personne pour les relever.

Si bien que l’on se prend à penser, effrayé de soi-même, que la main de Dieu, au lieu de se faire pesante, reste trop légère. Comme si Dieu, loin de montrer sa main forte et son bras étendu, était surpris avec de trop petits bras. Gênant. C’est un peu comme à Lourdes : des millions de pèlerins, des dizaines de milliers de malades, mais quelques miraculés annuels, que l’on compte sur les doigts de la main, la même main, si petite…

Comment comprendre cet abîme de disproportion entre l’espoir soulevé par l’intervention divine du Christ et la maigreur des résultats ? Il faut mettre les choses en perspective, trouver la juste distance et, surtout, voir en toutes choses leur signification.

Commençons par Jésus : en trois ans de prédication et de guérisons, il a accompli, certes, une œuvre considérable, mais enfin, il ne s’est pas agi d’autre chose qu’une pérégrination terrestre de village en village, sur une surface équivalente à trois départements français.

Si vous entendiez parler d’un prédicateur à succès qui va et vient en Ardèche, cela vous ferait-il de l’effet ? Ou bien encore : « – Il paraît que Dieu s’est incarné dans la Creuse inférieure, c’est merveilleux ! – Ah oui ? Vraiment ? De la Creuse inférieure, peut-il venir quelque chose de bon ? ». Effet de curiosité peut-être, parce qu’il apparaîtrait au journal France 3 Régions de 13h, un non-événement, à peine une curiosité, devant un public somnolent.

Il en va ainsi parce que, avec Jésus qui est Dieu dans son humanité, tout passe par le corps, d’un corps à un autre. La sphère d’influence est celle de la proximité des corps. C’est à tel point que Jésus, agrippé par ses vêtements, demande quel est le corps parmi la foule qui a frôlé le sien.

On objecte : mais Jésus est Dieu, donc il connaît tout. Oui et non. En tant qu’homme, Jésus est pourvu d’une intelligence humaine, d’une volonté humaine, d’une capacité sensible de perception des choses, donc d’un corps, le sien. Bien sûr, tous les corps qui l’entourent traînent avec eux leur âme, chacun montre son âme par ses actes : mais la connaissance humaine ordinaire ne passe d’âme à âme que par le corps. Pourtant, Jésus sait bien des choses sur les âmes de par sa science et sa puissance divines, mais apparemment pas tout. Il respecte les lois qu’il a lui-même, en tant que Dieu, mises en place. Ce qui passe par l’humanité est on ne peut plus concret mais aussi, à cause de cela, limité.

Il faut se placer maintenant à la jonction de Jésus comme homme et du Verbe divin qu’il est dans sa personne : puisque le Dieu éternel, omniscient et tout-puissant, a décidé de s’incarner en un être humain, fût-il parfait à tous les titres, Jésus, il en épouse les lois : loi de l’incarnation, entrée dans notre temps, respect de l’avant et de l’après, densité de ses actions humaines, concrètes, avec une voix d’homme dont le timbre ne porte pas derrière les collines.

Si Jésus veut guérir un malade, voilà le malade guéri. S’il fait revenir à la vie, par impossible, ça marche. Mais trois personnages en tout, dans l’Évangile, ont bénéficié de cette faveur-là. Pourquoi ?

En guérissant et plus encore en faisant revenir à la vie, Jésus enfreint les lois incarnées qu’il est venu respecter. Ce sont donc des exceptions, plus rarissimes qu’il n’est possible, mais elles montrent que cet homme-là est celui qui agit selon une puissance qui dépasse sa propre humanité, une puissance divine. Ce n’est pas Dieu qui agit par à-côté, par sollicitation, mais du fait de Jésus lui-même. Jésus agit comme homme et, dans le même temps, pose des actions qui ne peuvent être que divines, dans leur origine et leur effectivité. Il n’est pas un prophète qui annonce Dieu, il est Dieu lui-même.

Il faut aller plus loin.

Nous acquiesçons, bonnes pâtes que nous sommes, à l’idée que, dans le plan divin de la Rédemption, tout ce qui vient de Dieu passe par l’humanité de Jésus.

Nous obtempérons à cette disposition que Jésus cause le salut dans et par ses actions humaines, avec un avant et un après. De telle sorte que, quand ce n’est pas fait, ce n’est pas fait, et quand c’est fait, c’est fait : le « tout est accompli » dit sur la croix rappelle qu’avant ce moment, le salut n’est pas encore accompli.

Nous approuvons l’idée que la première résurrection proprement dite est celle de Jésus, qu’elle est cause de la nôtre ; et donc que même les retours à la vie de certains personnages avant sa résurrection ne sont qu’une figure provisoire. Ils sont morts à nouveau et pour de bon, après. Dans le plan incarné du salut, il n’y a pas de rétroversion, jamais.

À tout cela, nous opinons sans dodeliner. Mais nous tiquons encore sur un point.

Passe que les actions du Christ se déroulent selon les lois de son humanité et de la nôtre mais, derechef, pourquoi si peu d’interventions ? Ce ne sont pas les miracles qui stupéfient, mais leur rareté qui incommode.

Oui, pourquoi si peu, du temps de Jésus et aussi du nôtre ? Parce que ses actions sont des poteaux indicateurs, elles signifient le salut, le montrent en action, le réalisent à leur manière, mais surtout elles suscitent la foi, non pas la vision, non pas le toucher, mais la foi. Les miracles sont des échantillons du salut, des bande-annonce de la gloire divine, mais le peu que l’on voit du film dissimule au spectateur la puissance de l’équipe technique, de l’autre côté de l’écran.

Jésus dans son corps est l’instrument de notre foi, mais il marque le passage à la limite. Les hésitations des Apôtres à identifier Jésus après la résurrection le montrent assez. Nous ne pouvons pas franchir les bornes du visible. Pourtant, nous sommes destinés à l’invisible. Notre vie terrestre construit le ciel : chacune de nos actions pèse déjà son poids d’éternité.

Fr. Thierry-Dominique Humbrecht, op

Fr. Thierry-Dominique Humbrecht