Bureau de contrôle du Paradis
Bureau de contrôle du Paradis
Solennité de la Toussaint 2014
selon Jn 3, 1-3 ; Mt 5, 1-12a
– Mesdames et messieurs, un peu de calme s’il vous plaît. Il y en aura pour tout le monde. Levez-vous, mettez-vous en rang, par numéros d’entrée.
– Dis, tu ne crois pas que tu en fais un peu trop ? Ce n’est pas parce que Saint Pierre prend ses jours de congé de la Toussaint que nous devons jouer aux Anges hôtesses de l’air.
– Pas du tout, une grande boîte doit savoir impressionner la clientèle. Question d’image de marque. Alors : bureau de contrôle du Paradis, premier candidat, s’il vous plaît. Monsieur, que puis-je pour vous ?
– Bonjour, je me suis dit que la sainteté c’était mon truc. Les Béatitudes, tel que vous me voyez, je les ai toutes vécues. La pauvreté, les pleurs, la justice, la paix, les insultes furent mon pain quotidien, partout. J’ai beaucoup donné dans l’humanitaire, voyez-vous. Je ne suis pas un mystique, l’Église, Jésus, pour moi, ce sont des symboles. Ce qui compte, c’est l’homme. Quand je vois un homme, je vois Dieu. Quand je prenais l’avion pour photographier les bidonvilles, je touchais du doigt la présence de Dieu mais aussi son absence. Car Dieu se tait, il se retranche, il n’est pas tout-puissant. C’est ce que j’ai appris, j’ai passé une licence de théologie dans une faculté catholique. Mais ce qui compte, c’est l’action,. Les idées sur Dieu sont des invitations à l’action, rien de plus. J’ai bossé, les mains dans le cambouis.
Je peux entrer ?
– Votre dossier n’est pas refusé, mais il est incomplet. Vous n’avez pas rempli toutes les pages. Il manque les rubriques spirituelles, surtout, là et là, bref le plus important. Vous prenez trois mois de purgatoire pour les remplir. C’est la troisième à gauche, salle de méditation.
– Tu as eu la main un peu lourde, entre nous…
– J’ai eu l’aile légère, tu veux dire. Encore un de ces chrétiens qui ont passé leur vie à déchristianiser l’Évangile, tout cela avec la meilleure conscience du monde. Son dossier, on s’en fiche, mais le purgatoire, qui est plein à craquer de gens comme lui en ce moment, un séjour de promiscuité va lui faire du bien.
Candidat n° 2 ! Madame !
– Monsieur l’archange…
– Ange suffira, chère madame…
– Monsieur l’ange, ce n’est pas que j’aie eu de la religion, mais j’ai élevé mes enfants. Si je vous racontais tous les soucis que j’ai eus avec eux. Tenez, par exemple, avec la cadette …
– Abrégez, madame, il y a du monde qui attend. Donc, vous avez élevé vos enfants. Très bien. Sont-ils chrétiens ?
– Ah pour ça non, monsieur l’ange, on ne parlait jamais de ces choses-là à la maison. Mon mari s’y opposait, il ne parlait que de sport et de politique, ou aussi d’ordinateur. Mes enfants ont suivi d’autres voies, c’est vrai, mais ils sont polis, ils ont des activités dans leur quartier. Mon fils aîné est en recherche spirituelle, ces temps-ci. Il fréquente les bouddhistes, mais vous savez, c’est tout comme nous, ils font des prières ! L’autre, celui qui a réussi, a un bon métier, il est devenu franc-maçon. Ces gens-là ont des valeurs, il m’a expliqué que c’était les mêmes convictions que celles de l’Église, sauf l’Église, sauf le Christ, bien entendu…Enfin moi j’ai tout donné pour eux, je n’ai pas eu un moment à moi. Parfois, en faisant les cuivres, j’astiquais la statue du Sacré-Cœur que j’ai de ma grand-mère. Alors je récitais une formule pour lui de quand j’étais petite fille.
– L’astiquage du Sacré-Cœur vous sauve, madame. Mais allez passer la journée dans la salle de lecture. Vous y trouvez une Bible, un Missel, un traité des Religions, des prières pour le salut de vos enfants. On en reparle ce soir, d’accord ?
– Au fait, si on refuse les francs-maçons, il ne va pas rester beaucoup d’hommes d’affaire et de politiciens au Paradis…
– Je sais bien, j’en ai parlé aux Anges gardiens. Pour qu’ils se bougent un peu sur terre, pour donner aux ambitieux des projets chrétiens. Ça traîne.
Mais tu as vu les consignes de la direction : pas d’infiltrés, pas d’anti-chrétiens qui se font passer pour chrétiens, sauf si on leur a menti, ou s’ils se sont trompés…
– Et dire qu’il faut accepter les naïfs, c’est ça qui me coupe bras et ailes….
Que veux-tu, c’est le patron qui le veut. Chacun est jugé sur sa recherche du vrai, pas sur ses erreurs…..
Navrant. Candidat n° 3 ?
– Bonjour à tous, je suis venu juste pour voir l’ambiance. Vous savez, le Paradis, ce n’est pas pour moi, je le sais bien. Je suis un grand pécheur, un chrétien médiocre, j’ai trompé ma femme tous azimuts, enfin surtout la deuxième, moins les autres. J’ai volé, menti, j’ai même tué, mais là j’étais obligé : j’ai tué la réputation de mon concurrent. C’était lui ou moi , comme ça. Je n’ai licencié personne.
– Je vois. Avez-vous demandé pardon ?
– Pardon ? À qui ? Aux curés ? Pas question. Moi je me débrouille avec Dieu le Père, directement. Le Fils, c’est un mou ; l’Esprit, il n’est jamais là. Le Père, c’est le boss, on s’arrange lui et moi.
– Donc, vous pensez être un grand pécheur ? Ne croyez-vous pas que vous vous vantez ?
– En tout état de cause, je ne veux pas qu’on s’occupe de mon imperfection. Saint ou pas saint, vous ne me changerez pas, et il y en de bien pires que moi dans la file d’attente…
– Cher monsieur, vos prétendus crimes ne pèsent pas lourds, mais vous n’attendez rien de la grâce. Attachement maintenu aux racines du péché, donc dix ans de purgatoire. C’est au sous-sol, sans ascenseur, prenez l’escalier de service.
Toi, le miséricordieux, as-tu quelque chose à ajouter ?
– Non, c’est très bien, dix ans sont un minimum. Je lui aurais mis plus, sans chauffage. À propos, il faudra refaire les confessionnaux du bas, ils sont branlants de trop servir.
– Un de moins à traiter. Au fait, pour les dossiers irrecevables, toi qui a des anciens camarades de promotion en Enfer, peux-tu leur dire de s’en occuper ?
– Ils s’en occupent, ils n’arrêtent pas en ce moment, ils font rôtir à tours de pique, fin de vie obligée, début de vie empêché à grande échelle, destruction de l’image de Dieu dans l’amour, exploitation des pauvres, esclavage sexuel, apostasie, ils jouent à guichets fermés…Leurs préférés sont ceux qui ne comptent que sur eux-mêmes, les orgueilleux, les blindés…
Candidat n° 4 ? Vous, qu’avez-vous fait de bon ?
– Presque rien. J’aurais dû faire davantage.
– Dommage pour vous et pourquoi ?
– Parce que je suis un serviteur inutile. J’ai tout reçu, j’ai tout donné. J’ai fait ce que j’ai pu. Faire ce qu’on peut, ce n’est pas assez. Mais ce que je crois, c’est que le Christ me sauve, et qu’il agit en moi quand j’agis
– Vos mérites ?
– Je n’en ai aucun, mais j’ai les siens. C’est lui l’unique sauveur. Le saint est celui qui petit à petit, se laisse sauver. J’ai eu du mal à tout lâcher pour lui. C’est lui qui m’a tenu. Voilà, je n’ai rien, je n’exige rien, mais je désire, s’il veut bien
– Mmh…Vous êtes un cas original. Que fait-on pour lui ? Tu es d’accord ?
– Évidemment, de toute manière nous faisons semblant de leur décerner à l’accueil ce qui s’est déjà joué pour eux au terme de leur vie. Mais c’est comme ça les grandes Maisons, il y a un rang à tenir.
– Alors, monsieur, vous prenez le hall en face, le grand escalier au tapis rouge, premier étage, vous êtes attendu. Un ange habillé en groom va vous conduire, il vous connaît, c’est votre ex-gardien.
Bienvenu chez les saints, merci d’avoir choisi le Paradis.
Candidat suivant ?