Porter du fruit
Porter du fruit
Homélie du 3 mai 2015 – Frère Gilbert Narcisse op
« La gloire de mon Père, c’est que vous portiez du fruit ». Le message de l’évangile est donc clair. Etre enfant de Dieu, être croyant, être chrétien veut dire : porter du fruit. L’évangile se concentre tellement sur cette nécessité qu’il ne dit pas autre chose. Il ne parle ni d’amour, ni de foi, ni d’espérance, ni de justice. Mais il répète : « portez du fruit ». L’image de la vigne est là, pour faire comprendre cette fructification.
Comme pour tout arbre fruitier, on sera impitoyable : soit on porte du fruit, et alors l’arbre a été bien taillé ; soit on n’en porte pas et alors le sarment est jeté dehors, il se dessèche et il est jeté au feu. Porter du fruit n’est donc pas facultatif. Il faut que le chrétien produise un fruit car c’est cela qui l’unit à Dieu, c’est cela qui glorifie le Père, c’est cela qui le fera vivre éternellement.
Mais l’évangile ne parle pas de n’importe quel arbre fruitier. Il s’agit d’une vigne. Pour un Juif qui écoute Jésus, la vigne évoque de nombreux passages de l’Ancien Testament. C’est pratiquement toujours la même histoire et la même signification. Dieu plante la vigne, l’humanité puis son peuple élu, il en prend soin mais, au bout du compte, elle donne un infâme jus de raisin, incapable de produire un vin buvable. Dieu n’est pas glorifié, il est déçu, et même en colère. Cette vigne ingrate va le comprendre, non seulement le peuple élu quand il court après des idoles, mais tout homme pécheur qui préfère les fruits du monde, ses vins trompeurs et la soif jamais désaltérée.
Dans notre évangile, l’image est encore plus directe. La vigne, c’est Jésus lui-même. Il est même précisé qu’il est la « vraie » vigne. Ne cherchons pas ailleurs. Rien en dehors du Christ ! Le Père est le vigneron. A la limite, tout pourrait se passer entre cette vigne et son vigneron, et l’histoire serait enfin parfaite. Cette vigne a produit son meilleur vin, de son côté ont coulé l’eau et le sang, enfin la vie de Dieu pure, remplie de l’amour du vigneron en pleine communion avec l’amour de la vigne, le Christ mort sur la Croix, arbre taillé à l’extrême pour un fruit exceptionnel.
Mais l’histoire va plus loin. Il y a la vigne et les sarments. Les sarments, c’est nous. On se demandait peut-être comment porter du fruit ? C’est le deuxième enseignement de cet évangile. La seule manière de porter du fruit est d’être un sarment de la vigne véritable ; être un disciple du Christ, croire en lui, et comme dit la seconde lecture : « Petits enfants, n’aimons pas en parole ni par des discours, mais par des actes et en vérité ». Inutile de rêver à une générosité par soi-même. Tout fruit authentique est produit à partir du don de Dieu qui nous précède toujours. Jésus est le « fruit béni des entrailles » de la Vierge Marie et c’est ainsi qu’il faut produire des fruits. A partir d’un amour vierge, pur, intense qui ne peut être que celui de Dieu, de Dieu produisant son fruit dans le Christ.
« Demeurez en moi comme moi en vous ». On peut difficilement mieux exprimer le lien intime entre nous et Jésus. Comme pour la vigne, nous sommes noués à Jésus, du moins tant que nous restons dans l’efficacité de sa Parole, dans la vérité de la foi, dans le l’union de la charité qui irrigue, en un même jaillissement, la vigne et les sarments. Et au cas où nous n’aurions pas compris, Jésus définit toutes les autres situations : « en dehors de moi, vous ne pouvez rien faire ». Méditez cette parole et le néant qu’elle contient. En dehors Jésus, rien, vraiment rien, on ne peut rien faire et finalement rien être ou pas grand chose, un sarment qui fait quelque temps illusion, tant il veut vivre pour soi-même, comme s’il n’avait besoin d’aucune sève, d’aucune vigne, d’aucun vigneron. C’est l’absurdité d’une vie humaine qui oublie son créateur et n’a pas besoin de salut. Cela peut être aussi, hélas, le croyant, pourtant informé, qui se dessèche, faute de nourrir sa foi, de la ressourcer dans les sacrements, d’offrir à ses frères les meilleurs fruits, et finalement de porter le moindre petit fruit.
Car dans le meilleur des cas, uni à Jésus, non seulement on porte du fruit, mais, Jésus le dit, on porte beaucoup de fruits. Alors le moment est venu de se poser la question : quel fruit faut-il porter. C’est curieux, l’évangile n’en dit rien. C’est comme si l’essentiel n’était pas là. Mais on aimerait bien savoir. Alors, on se posera la question autrement : si l’on a un âge moyen ou plus avancé, on se demandera : ai-je réussi ma vie ? Ma vie a-t-elle été bien remplie ? Et l’on regardera sa vie, ses engagements, sa famille, son travail, sa consécration religieuse. Si l’on est encore jeune, on se demandera, avec raison, comment prévoir une vie qui en vaut vraiment la peine, que sera une vie avec beaucoup de fruits et un vin qui réjouira le cœur, le mien et celui de mes proches. Dans sa prière, on demandera au Seigneur d’indiquer ce chemin de la vigne véritable, d’une vie heureuse, oui, d’une vie utile, oui, mais surtout d’une vie qui glorifie le Père.
Alors, il y a un risque. C’est de se tromper de réussite. Vous connaissez cette satisfaction antiévangélique, aussi vaniteuse qu’orgueilleuse : « J’ai réussi ma vie, je me suis fait tout seul ». Au lieu de glorifier le Père, on se glorifie soi-même et le Diable se réjouit de l’honneur qu’on lui fait. Si l’évangile ne précise pas le fruit à produire, c’est qu’il veut éviter cela. Il veut que nous évitions la confusion entre succès et fécondité. On peut connaître de nombreux succès selon le monde, mais ce n’est peut-être rien au regard de la fécondité selon le Père. La vraie fécondité est justement ce lien entre la vigne et ses sarments, la vie de Dieu, sa grâce, qui fructifie d’abord en moi et de quelque façon autour de moi. Les nombreux fruits sont là, dans quelque chose qui a le goût de la vie éternelle. Alors, je peux faire pratiquement tout, pourvu que mon cœur soit ainsi habité, par une sève souvent invisible mais qui a la vigueur de tout sarment heureux de vivre dans sa vigne et d’en faire profiter tout ceux qui viendront goûter de son fruit pour découvrir combien le Seigneur est bon.
Dans un instant, le prêtre dira : « Tu es béni Dieu de l’univers, Toi qui nous donne ce vin, fruit de la vigne et du travail des hommes ». Ce vin porté sur l’autel, c’est toute notre vie, ce sont tous nos fruits, les peines et les joies de la semaine, qui nous offrons au Seigneur, d’une certaine manière, que nous lui restituons, comme le fruit de bons sarment qui ont essayé de vivre toujours unis à la vraie vigne, le Christ Notre Seigneur. Alors, le Père accueille nos offrandes et leur donne leur plus grande fécondité, il les unit, mieux, il les transforme. Et ce vin n’est rien d’autre, et notre vie n’est rien d’autre, alors, que le sang de son propre fils, la fécondité de la Croix qui sauve, vivifie et, comme tout bon vin, réjouit le cœur de l’homme.