Voici l’Agneau de Dieu
Voici l’Agneau de Dieu
Homélie du fr. Thierry-Dominique HUMBRECHT o.p., dimanche 16 janvier 2011, 2e du T.O., année A
Sur Jn 1, 29-34
« Voici l’Agneau de Dieu qui enlève le péché du monde ». Jean le Baptiste l’a dit, en une phrase il a tout dit du message chrétien.
C’est aussi à notre temps qu’il l’annonce, et notre temps risque de passer à tabac aussi bien celui dont il est question que son porte-parole. Pensez donc : le porte-parole, un prophète qui pointe l’unique Dieu, de préférence aux autres, et qui, en outre, ose dénoncer les unions illégitimes, royales ou non ; cet homme-là n’a pas le droit de diffuser son intransigeance, il mérite la mort, la mort médiatique ou physique, ce qui revient au même. Davantage, est devenu inacceptable l’objet de son message, aujourd’hui comme hier, un Dieu qui s’incarne parce qu’il a des choses à réparer en nous et d’autres à exiger. La religion embourgeoisée en prend un coup, celle qui ne dérange ni l’ordre public ni les familles, où l’on ne touche à rien pour que tout aille bien.
Pourtant, c’est à cette manifestation qu’il nous faut revenir, comme un résumé de notre foi : « Voici l’Agneau de Dieu qui enlève le péché du monde ». Essayons d’en mesurer la portée, sur Dieu, sur nous, sur notre société.
« L’Agneau de Dieu » : nous sommes habitués aux images évangéliques, trop peut-être, elles perdent de leur force. Qui d’entre nous a déjà porté un agneau dans ses bras, un vrai, vivant, cru ? Peut-être personne, ou alors il y a un demi-siècle. Les agneaux nous font sourire, ils sont aussi bêtes que leurs parents, heureusement ils ont un côté mignon. Leur innocence attendrit.
C’est pourtant à un agneau que le Christ est comparé : l’animal jeune, inoffensif, promis à l’abattoir. Il est l’avenir du troupeau, sacrifié pour Dieu, à la place des autres. Sacrifié, c’est-à-dire rendu sacré, agréable au Dieu saint ; avenir du troupeau, car sa descendance terrestre est stoppée ; à la place des autres, et c’est en cela qu’il porte un poids qui semble le dépasser, une peine.
Notre Dieu s’est fait homme pour devenir cet agneau-là, l’agneau restitué à Dieu, offert par amour, mais immolé du fait de nos péchés. Les noces de l’agneau sont aussi des noces sanglantes. L’amour en effet coûte cher, rien n’est plus difficile que d’aimer, de préférence au péché qui s’y oppose. Lui seul était capable de transformer son immolation en sacrifice, capable d’enlever le péché du monde, le nôtre. Le Christ est le seul Sauveur, il n’y a pas d’autre agneau que lui. Les péchés ne s’enlèvent pas tous seuls, ils ont requis la passion, la croix, la mort. Il y a donc des péchés et ils ont coûté cher : le mensonge de notre époque est de les éliminer. Mais, parce que, de l’agneau, nous avons conservé sinon l’innocence du moins la bêtise, les péchés, nous les avons remplacés par un pacte social du bien et du mal, d’ailleurs flottant, celui du politiquement correct, qui devient de plus en plus contraignant, à mesure qu’il change d’avis.
Ainsi se présente notre foi : le Dieu unique est intervenu pour nous sauver du péché en se laissant tuer pour ceux qu’il sauve.
Une telle situation modifie à jamais la carte des croyances religieuses. Aucune autre religion ne peut, en tant que telle, sauver. Aucun autre sauveur n’est à attendre, il n’est pas question non plus de déclarer les religions complémentaires. Ce serait les annuler, chacune, au nom d’une nouvelle, celle que nous venons d’inventer, sans goût, sans intelligence, sans profondeur, mais qui nous ressemble.
Voulez-vous savoir ce que croient les gens, s’ils sont chrétiens ? C’est facile. Dès que quelqu’un déclare n’avoir pas de religion, chercher sans avoir trouvé, considérer que les religions se valent, qu’elles doivent avant tout dialoguer, que la valeur suprême est la tolérance, soyez-en sûr : c’est un chrétien qui ne l’est plus. C’est à ça qu’on le reconnaît, par défaut, ultime décoloration de son héritage. Ceux qui appartiennent à d’autres traditions ne s’expriment pas ainsi. Ils ne le pourraient pas, ils croient à quelque chose, eux, car ils ont préservé le sens du vrai. Le chrétien est donc renvoyé, plus que jamais, à ce à quoi il croit, ou ne croit pas.
C’est ainsi que le voile de certaines illusions est en train de se déchirer. Le voile d’un amour universel, religieusement anonyme, illusion de chrétiens expansionnistes mais laïcisés, qui découvrent chez les autres les valeurs chrétiennes qu’ils viennent de leur prêter.
Le voile d’un christianisme implicite, d’une foi familiale et sociale la plus discrète possible, qui ne transmet rien sauf l’honnêteté et la droiture, valeurs simplement humaines mais qui ne résistent pas au repli du christianisme, car elles étaient elles-mêmes christianisées ; la foi est explicite ou meurt, et les valeurs humaines meurent aussi avec elle.
Le voile d’une foi majoritaire, d’autant plus silencieuse qu’elle est partagée par tous ; ce confort moderne à tous les étages a cessé, faute de paiement des factures, c’est-à-dire d’investissement évangélisateur. La vitalité de notre foi dépend désormais d’une minorité assumée et dynamique, sûre non d’elle-même mais de celui en qui elle met sa foi. Quelle importance, dira-t-on ? Des branches sont tombées qui étaient déjà mortes, tant mieux pour l’arbre ! Moins nous serons nombreux, plus le monde sera sauvé ! Moins nous serons chrétiens, plus nous serons chrétiens ! Des théologiens le prétendent. Or cet élitisme inconscient de soi-même est un scandale, évoquât-il, mythiquement et parce qu’elle était encore peu nombreuse, la première communauté chrétienne ! Car si l’arbre s’est par endroits desséché, c’est que les jardiniers ne l’ont pas arrosé. Ils ont failli, croyant sans doute que l’eau n’est pas nécessaire aux arbres. Cette innocence-là est coupable.
Oui, c’est l’Agneau de Dieu qui nous sauve. Ne pas en informer ceux qui sont prêts à l’entendre revient à refuser de porter assistance à des personnes en danger.
Tout cela nous rappelle aussi combien l’image de l’agneau se reflète sur nous, chrétiens. Nous sommes à notre tour, à la suite du Christ, des agneaux de Dieu, toujours jeunes, inoffensifs, promis à l’abattoir.
La jeunesse est celle de la vie de grâce, du pardon reçu, de l’eucharistie, de la charité. Le côté inoffensif vient ce que nous sommes invités à l’amour contagieux, pas à la conquête armée. Quant à l’abattoir, il est celui du refus de la vérité. Les chrétiens d’Orient le vivent chaque jour, il nous a fallu des années pour le reconnaître. Or cela fait longtemps qu’un chrétien, de par chez nous, n’a pas eu à sentir l’odeur du sang ; nous avons perdu jusqu’à l’idée de vérité, mot qui brûle la langue, les doigts, mot qui plombe nos débats frileux. Toute la question est pourtant là : notre foi est-elle vraie ou non ? Le Christ est-il la vérité ou non ? Il l’affirme : « Je suis la Vérité ». Face à une telle prétention, j’accepte ou je refuse sans pouvoir biaiser, sauf à trafiquer l’Évangile ; mais où résiderait l’intérêt d’en conserver la moitié ? Autant tout garder ou tout jeter.
La vérité est le lieu d’un combat : contre l’erreur mais surtout contre le mensonge et plus encore contre la peur. Or quiconque accepte d’être chrétien devient, qu’il s’en rende compte ou non, le lampadaire de la vérité du Christ. Certaines lumières étant insupportées, le lampadaire sera abattu. L’agneau de Dieu que nous sommes sera, d’une façon ou d’une autre, immolé. Au nom de la loi de la nature, loi du plus fort selon laquelle tout être désarmé sera massacré ; plus encore au nom du Salut lui-même : l’amour rédempteur passe par la croix.
Pourtant, le témoignage de la vérité en vaut la peine : elle seule libère. Tout être humain, au fond de lui, le sait. Il désire la vérité comme son bien suprême. Il est prêt à écouter une parole de vérité. Le relativisme déboussole tout le monde et porte nos contemporains au fond du désespoir. Il ne faut pas que les catholiques, par naïveté, par ignorance de leur foi, par paresse culturelle et aussi par crainte de parler, deviennent les prédicateurs du relativisme qui les tue. Nous ne serions offrir de plus beau cadeau que la vérité du Christ.