La Victoire Pascale – fr. Benoît-Marie Simon, o.p.

par | 20 avril 2014

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La Victoire Pascale

Depuis cette nuit, nous faisons tout ce que nous pouvons pour chanter  notre joie et célébrer, le plus solennellement possible, la victoire du Christ sur le péché, le monde, la mort ! Pourtant, lorsque les lumières de la fête s’éteindront, j’ai bien peur que nous ne retrouvions la réalité, telle que nous l’avions laissée. C’est-à-dire, avec cette part de grisaille dont, apparemment, on ne voit pas la fin ; ces drames, souvent sans solution ; ces conflits, parfois inexpiables. Sans doute, la réussite humaine peut faire oublier à quelques-uns toutes ces misères. Mais les autres ! Et puis, de toute façon, à la fin, nous devrons mourir ! Dans ces conditions, la fête de Pâques ne peut être qu’une parenthèse, sur la longue route qui nous reste encore à parcourir ! Comme si la résurrection du Christ était simplement la promesse que nous aussi, nous ressusciterons ; mais plus tard ; car, en attendant, il faut faire avec les échecs, les contingences, les limites de notre condition mortelle ! Après tout, pourquoi ne pas s’en contenter ? Même si ce n’est pas très glorieux, c’est toujours mieux que de ne pas avoir d’espérance du tout ! Sauf que, alors, il ne faut pas prétendre que la situation de l’humanité a vraiment changé ; puisque, comme les juifs avant l’incarnation, nous continuons d’attendre que Dieu réalise ses promesses. Tout au plus, nous savons, un peu mieux qu’eux, ce qu’il faut attendre.

Frères et sœurs, impossible de distinguer la Nouvelle Alliance de l’Ancienne, si l’on n’admet pas que les promesses sont maintenant réalisées. D’ailleurs, le Christ, dans l’Evangile, a proclamé que, désormais, le Royaume des Cieux est là, parmi nous. Au point que les violents, c’est-à-dire ceux qui ne sont pas mous, éteints, amorphes ou occupés ailleurs, s’en emparent ! Ainsi donc, depuis le matin de Pâques, le salut nous est offert, concrètement et immédiatement.

Reste l’objection : mais alors, pourquoi ne sommes-nous pas, tous, sauvés ? Pourquoi le monde est-il encore aux mains du démon ? Pourquoi le péché peut-il encore défigurer la création ? Pourquoi, enfin, peut-on, à tout moment, être fauché par la maladie et par la mort ? En même temps, personne ne le contestera, si tous les maux qui nous affligent avaient disparus comme par enchantement, nous n’aurions pas besoin de la foi pour croire en la puissance de la résurrection !

Pour trouver la réponse, il faut se demander pourquoi on ne célèbre la fête de Pâques qu’après avoir, longuement, médité sur la passion et la mort de Notre Seigneur Jésus-Christ. Car, ce n’est évidemment pas seulement pour respecter la chronologie. En d’autres termes, il ne s’agit pas de constater, qu’après la mort, vient le temps de la gloire ; comme si l’acceptation de la croix méritait le don, successif, de la gloire. Il s’agit de comprendre qu’être glorifié, c’est être enfanté à la gloire, ce qui passe nécessairement par une phase d’agonie.

Pour notre pauvre intelligence, la gloire et la passion sont deux contraires. De sorte que c’est l’une ou l’autre ; ou, à la rigueur, l’une après l’autre. Mais comment admettre que, tandis que nous mourons avec le Christ, la puissance de sa résurrection agit déjà en nous ? Comment célébrer la victoire, alors même que les ennemis sont toujours vivants !

Ce qui nous déroute, au fond, c’est que le Christ n’a pas combattu ! Au lieu de quoi, explique l’Evangile, « ayant aimé les siens, il les aima jusqu’au bout ». C’est là qu’il faut faire attention. Car on peut en rester à ce qui frappe l’imagination et méconnaître la profondeur vertigineuse de l’événement que nous célébrons aujourd’hui. En vérité, nous n’entrerons jamais dans l’intelligence du mystère pascal, si nous ne mesurons pas, avec Saint Paul, à quel point « l’amour du Christ surpasse toute connaissance » (Eph. 3, 19) et constitue une nouveauté absolue.

D’abord, parce qu’il prend sa source dans la Trinité elle-même, ce que soulignent ces paroles du Christ : « comme le Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimé ». On est loin d’un pauvre amour humain, forcément fragile, inconstant et qui ne résout rien. Celui-là, au contraire, est éternel. De sorte qu’il ne se contente pas d’illuminer notre vie ; il est, à lui tout seul, la Vie dans sa plénitude infinie.Enfin, et surtout, parce qu’aller jusqu’au bout de cet amour, comme l’a fait le Christ, c’est triompher du péché et de son ultime conséquence : la mort.

Bien sûr Dieu, pourrait détruire les pécheurs ; ou, en tout cas, les empêcher de persécuter les innocents. Mais ce serait la victoire de la force divine ; ce ne serait pas la victoire de l’amour. Et, dans la mesure où le péché s’oppose à l’amour, il appartient, à l’amour, d’en triompher, seul. C’est la raison pour laquelle Dieu a suscité un cœur créé qui ne se défend pas. Un cœur qui, librement, choisit d’aimer jusqu’au bout ; en continuant d’aimer, même ceux qui ne méritent plus qu’on les aime parce qu’ils persécutent l’amour même. Ainsi, Jésus embrasse Judas… en pleine connaissance de cause, c’est-à-dire, non pas parce que Judas va cesser d’être Judas ou qu’il ne sait pas ce qu’il fait ; mais parce que l’Amour demeure éternellement l’Amour, et que rien, jamais, ne peut le refroidir. Ce faisant, ce n’est pas Jésus qui a rejeté Judas, c’est Judas qui s’est enfui. Et, de nouveau, si le Christ laisse Judas s’enfermer dans son orgueil jusqu’au suicide, c’est uniquement parce que l’amour respecte la liberté de celui qu’il aime, et non pas, bien sûr, pour se venger ; ni même parce que trop c’est trop et qu’il faut bien, à un certain moment, rétablir la justice !

Frères et Sœurs, cette folie d’Amour inaugure une nouvelle manière de vivre et de mourir, dont la présence illumine le monde, depuis le matin de Pâques. A condition, bien sûr, que nous nous laissions gagner par elle. Non pas en essayant d’imiter la charité du Christ. Ce serait encore plus absurde que de demander à un chardon de produire des roses. Il s’agit plutôt de se laisser embraser, comme on se laisse enflammer par le feu. En effet, puisque le Christ est vivant et qu’il a promis de rester avec nous jusqu’à la fin des temps, nous sommes en contact avec le feu de son Amour. Tout spécialement dans l’eucharistie, où nous mangeons le corps du

A partir de là, il faut choisir. Ou bien, continuer à travailler pour transformer le monde, le rendre plus juste, avec l’aide de Dieu sans doute, mais en s’appuyant aussi sur nos forces. Ou bien, nous laisser saisir par la charité du Christ.

Dans le premier cas, on combat, donc on croit être fort, surtout lorsqu’on obtient des résultats. Dans l’autre, on se contente d’aimer, donc on est faible ; on ne se défend pas, même si on nous persécute. Seulement voilà : c’est en aimant jusqu’au bout, à la suite du Christ, c’est-à-dire en nous laissant crucifier avec Lui, d’une façon ou d’une autre, qu’avec Lui, nous ressuscitons. Et il n’y a pas d’autre chemin pour être sauvé. Certes, nous ne ressusciterons pas tout de suite dans notre chair ; mais, en nous laissant envahir par la charité du Christ, nous expérimenterons que nous avons vaincu le mal. Par conséquent, le dynamisme de notre résurrection est en marche. Un peu comme lorsqu’un remède a triomphé définitivement de la maladie en nous, il faut un peu de temps pour que la santé, qui est déjà là pourtant, redonne pleine vitalité à toutes les parties de notre corps.

Nous ne sommes sans doute par prêts, encore, à nous jeter tout entier dans cet abîme sans fond ; en telle sorte qu’au sortir de cette messe pascale notre cœur soit « tout brûlant », comme celui des disciples d’Emmaüs. Mais tout de suite nous pouvons décider : d’abord, de croire qu’il n’y a pas d’autre salut ; ensuite, de ne jamais rien refuser au Christ, afin, qu’un jour, nous devenions capables de nous livrer au feu de cet amour, avec un cœur sans partage. C’est le sens des promesses baptismales que nous venons à peine de renouveler.

Faute de quoi, comme les disciples d’Emmaüs, nous attendrons autre chose ou, comme les juifs, nous demanderons un autre signe… et nous serons déçus !

fr. Benoît-Marie SIMON, o.p.

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