Puissance et ménagement
Puissance et ménagement
Dimanche 20 juillet 2014,
16e du T.O. année A
Sur Sagesse 12, 13.16-19 ; Romains 8, 26-27 ; Mt 13, 24-43
« Toi, Seigneur », dit la Sagesse, tu nous gouvernes avec beaucoup de ménagement, car tu n’as qu’à vouloir pour exercer ta puissance ». De même, dans l’évangile du semeur, le Seigneur lui-même demande de ne pas enlever l’ivraie trot tôt, de peur d’arracher aussi le blé. De même encore, saint Paul enseigne que « l’Esprit Saint vient au secours de notre faiblesse ». Trois textes convergent pour nous instruire de l’art divin de gouverner, entre puissance et ménagement.
Il n’est pas commode de nous en faire une idée, à en juger par les oscillations de l’opinion des chrétiens : Dieu est tantôt juge et tantôt indulgent, naguère tout-puissant et aujourd’hui impuissant.
Ah ! Le bon temps du Dieu juge ! Il ne manquait pas une occasion de condamner, de réprimer, de rétribuer ; et le peu qu’il laissait hors de sa portée était repassé par quelque ange encore plus procédurier, avec sa balance qui penchait si souvent du mauvais côté. Il jugeait, à vrai dire surtout les histoires d’alcôve, dont apparemment il était friand. Surtout, le magistrat était tout-puissant, intervenant sur tout et tout le temps. Un seul de ses doigts écrasait les méchants comme des mouches, ou bien élevait les justes pour les montrer en exemple. C’est du moins l’idée qu’on s’en faisait. Il est facile de découper aux ciseaux une phrase de l’Écriture pour en rappeler au respect par Dieu des codes de la bourgeoisie. Chaque époque se fait l’idée de Dieu qui lui va bien.
Oscillation pour oscillation, nous nous sommes émus d’une toute-puissance si lourdement exercée. Une ou deux guerres mondiales, les évolutions des mœurs, Dieu s’est absenté, il se tait depuis Auschwitz. Le Tout-puissant n’a rien fait pour éviter les boucheries et les génocides. Voici Dieu indulgent face à des mœurs qui n’ont plus le courage de se reconnaître débauchées, et qui requièrent des lois pour se donner une légitimité. Dieu est amour, n’est-ce pas, il pardonne tout ! D’ailleurs, il n’a plus rien à pardonner, nous sommes dans notre droit. Il n’a qu’à suivre. Dieu est d’autant plus invité à déchoir de sa justice qu’il n’a pas su exercer sa providence. Avant, il punissait, il guerroyait, il châtiait ; maintenant, avec tout ce qu’il nous a fait, c’est-à-dire rien face à l’horreur, le mieux est qu’il apprenne à se taire.
Dieu Tout-puissant voulait dire interventionniste. C’est du moins, là aussi, l’idée qu’on s’en faisait. Mieux vaut renverser cette intrusivité en abandon. Dieu ne s’occupe pas de nous, voilà, comme jadis certains dieux païens. Si bien que telle faculté de théologie propose de renoncer à l’idée de providence, qui « pose problème » comme aime à le dire la langue de bois ecclésiastique. Pour être crédible aux yeux du monde, mieux vaut éloigner Dieu de la police des mœurs autant que des écoles de guerre.
Voilà où nous en sommes. Le pire est qu’en réalité les deux tendances coexistent, y compris dans notre tête. Elles coexistent, de façon contradictoire, fausses ensemble, mais elles cherchent à établir une sorte de vérité par neutralisation mutuelle.
Le mieux est de revenir aux textes sacrés et d’affiner le sens des mots.
D’abord, la toute-puissance n’est pas la tyrannie : elle est la capacité pour Dieu de présider à toutes choses. Si le moindre moustique échappe à la providence, Dieu n’est plus Dieu. – Oui, même les moustiques, fléaux de la création ! – Un Dieu impuissant est un Dieu caduc. La toute-puissance est la condition de la providence. Si Dieu n’est pas tout-puissant il est incapable de nous aimer.
Ensuite, la miséricorde n’est pas l’indulgence : un indulgent pardonne moins qu’il ne cherche à éviter les ennuis. Il ferme les yeux sur le mal. Le miséricordieux, au contraire, se penche avec son cœur sur la misère, et la soulage efficacement. Il regarde le mal en face.
Surtout, le Dieu provident, le vrai, gouverne selon le protocole qu’il s’est fixé, non pas seulement selon lui-même, mais aussi selon nous. Il nous gouverne selon notre capacité de recevoir, de comprendre, d’agir. Il marche à notre vitesse. De là viennent les étapes, les échecs, les monstruosités, les délais. Le mal qui semble proliférer est le nôtre, pas celui de Dieu.
Ces jours-ci ont lieu en Syrie des crucifixions. Dieu ne le veut pas mais les hommes s’y adonnent.
Considérons les délais de la providence, ils embrassent tout le reste. Ils s’installent entre les semailles et la moisson. C’est ici que nos deux tentations s’entrechoquent : faut-il arracher les orties ou bien en faire de la soupe ? Tout nettoyer ou bien tout conserver ? Sans doute, à notre niveau convient-il de sauver ce qui peut l’être ; un jardin n’est pas une jungle. C’est ainsi que nous devenons des « petites providences », comme dit saint Thomas.
Selon notre calendrier, il y a un temps pour supporter et un temps pour intervenir. Les deux sont bons, s’ils sont dans l’ordre, c’est-à-dire s’ils sont ajustés à leur finalité. La finalité est le critère de discernement. Elle commence au premier geste du semeur. La finalité n’est pas seulement à la fin, voilà la leçon qui nous est proportionnée. Mais elle est aussi à la fin : voilà la leçon de l’évangile, elle est proportionnée au Dieu provident.
Jésus l’enseigne : la moisson, l’ultime, celle qui dispose toute choses dans l’ordre de la fin, c’est-à-dire selon Dieu, définitivement, aura lieu « à la fin du monde ». C’est dire que quelque chose de la providence nous échappe encore. Nous ne voyons pas tout, tout n’est pas montré. Chacune des personnes peut être sauvée, dès maintenant, par le Christ. Mais l’ensemble de la nature ne sera transfigurée qu’au jugement dernier. Tout est sauvé, mais tout n’est pas fini. Il nous faut supporter les délais.
Le Père travaille toujours, dit Jésus, mais il travaille avec nous, entre puissance et ménagement. Il nous appartient de travailler avec lui. Et nous savons que le travail prend du temps.