Cours, petit, cours!
Cours, petit, cours!
Messe de minuit
« Cela se termine pas, ce flot de gens ! Ils montent et montent, et montent ! Où voulez-vous que je vous les mette ? Non, Monsieur, non, j’ai plus de place. Voyez vous-même : c’est plein à craquer. Et cela ne se termine pas ! » – l’aubergiste contemple avec dépit les gens qui affluent dans sa ville. « Tout cela pour se faire compter, comme des bêtes ! A quoi cela rime ? » – se dit-il tout bas. Tout bas, car qui contestera la volonté impériale ? Elle est certes loin, cette ville de Rome ; de l’empereur on ne connaît que son profil sur les pièces. Son profil, mais aussi la violence de ses soldats, le poids de ses impôts, et maintenant – tout ce petit peuple en marche, ballotté par son ordre, l’immense troupeau. La mort les mène paître – se souvient-il d’un coup du verset de psaume. L’humanité comme un gigantesque troupeau parqué pour les enfers. « Les gens naissent, les gens meurent, et on ne voit pas trop de sens dans ce mouvement infini. Nous naissons pour mourir, voilà tout ! » L’aubergiste soupire, et, fort de sa sage résignation, revient à ses occupations.
« Maman, maman, il y a une dame dans l’étable. » – une fillette tire sa mère du sommeil. « J’ai vu une dame, dans l’étable, avec son mari. Elle attend un bébé ! Pourquoi est-elle dans l’étable, maman ? Peut-on la prendre ici, avec nous ? » « Chérie, mais qu’est-ce que tu racontes ? Il n’y a plus de place, tu vois. Dors, dors, mon enfant. Cela ne nous regarde pas ! » Serrés les uns contre les autres, nous ne devenons pas davantage solidaires. Au contraire même : plus notre destin commun nous lance dans la gueule du néant, plus nous nous enfermons dans notre implacable logique « Chacun pour soi, Bon Dieu pour tous ». En effet, il est pour tous, notre Dieu. C’est là, où il n’est pas attendu, là où rien n’est prêt, là où tout est froid et vide malgré un immense concours de gens, qu’il vient, notre Dieu. Du notre non-amour, il fait son lit. Et sa petite respiration réchauffe notre froid.
« Rabbi, vous qui avez étudié, dites : c’est vrai qu’il viendra d’ici, notre roi-sauveur ? » « Père-à-jamais, Prince-de-la-Paix ? Oh oui, mon garçon, il doit naître ici. Mais si tu veux mon avis, il a intérêt de venir vite ! On est pressé de partout et je ne vois rien de bon. Peut-être tarde-t-il pour nous éprouver ? Ou c’est à nous de nous débrouiller tous seuls ? Je ne sais plus trop, mon enfant, dors. On a encore à aller voir demain ces païens de romains pour se faire compter. Quelle honte ! Béni soit Lent à la colère ! » Nous aussi, nous tournons dans notre esprit d’anciennes prophéties, l’éclat de la gloire passée, les espoirs sans cesse renaissants, sans cesse déçus. Nous aussi, nous aimerions tant que Dieu se rende plus proche de nous, mais qu’attendons-nous de lui au juste ? Un surcroît de prospérité ? Un peu de bonne chance ? Un peu de bien-être ? Qu’il soit notre consolation et notre donne un peu d’oubli ou milieu des fracas ? Ou qu’il soit notre vie ? Oui, notre vie. Si seulement Dieu peut venir au milieu de nous, c’est pour que nous vivions avec lui, de lui. Que nous puissions l’aimer de notre cœur de chair, que nous puissions le servir, dans nos existences frêles, que tout en nous soit à lui, car il s’est fait tout à nous.
« Regarde, mais je te dis regarde ! Arrête de ronfler, regarde ! » « Grand Dieu, mais quelle lumière, quelle lumière ! » Les hommes des champs, vivants avec des bêtes des champs, tristes fils d’Adam expulsés de l’enceinte du jardin, ils sont saisis d’une grande clarté et d’un grand effroi. Quelqu’un leur parle, et ce quelqu’un n’est que lumière, et flamme, et joie, et vie. Et il leur parle ! A eux ! Ni à des grands savants qui usent leurs yeux à scruter les rouleaux de jadis, ni à ces prêtres tout d’or vêtus qui aspergent du sang le peuple pécheur, ni à des fonctionnaires royaux qui décident de la vie et de la mort, non, c’est à eux que cet éclair parle ! Je vous annonce une bonne nouvelle qui sera une grande joie pour tout le peuple : aujourd’hui vous est né le Sauveur !
« Tu as entendu ? Un sauveur ! Nous est né un sauveur ! Toi, petit, cours, cours trouver mon frère, là, plus loin, dis-lui de venir voir. Qu’il vienne ! Cours, petit ! » Il a dit un sauveur ! Donc peut-être ne serai-je plus condamné à vivre dans la nuit, au milieu des bêtes ? Peut-être pour moi aussi s’ouvrira une porte dans cette ville que je ne vois que de loin ? Peut-être pour moi aussi y aura-t-il un bonheur et un avenir dans cette cité d’où je suis exilé !
Cours, petit, cours ! Un garçonnet grimpe vers la ville, qu’est-ce qu’il y trouvera ? Un enfant nouveau-né, emmailloté et couché dans une mangeoire. Qui est cet enfant ? Notre sauveur. Notre frère. Notre Dieu. Notre paix. Il unit le ciel et la terre. Il nous pacifie. Il nous sauve. Il nous réconcilie avec son Père qui est notre Dieu. Il nous rend notre vie que nous n’espérions plus. Et du coup, et l’empereur, et le monde, et l’agitation des foules, tout cela se trouve envahi d’une immense lumière qui les engloutit et qui nous éclaire. Il naît pour que nous ne naissions plus pour mourir, mais pour vivre, vivre ! Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et paix, paix sur la terre aux hommes qu’il aime !
Cours, cours mon petit ! Répète sans cesse ces paroles des anges que tu as entendues. Crie-les de toute la force de tes poumons : paix, paix sur la terre aux hommes qu’il aime ! Cours, petit ! Mène-nous à cette crèche, à ce Nouveau-Né, à notre Dieu, à notre frère.