Aimer en acte et en vérité

par | 5 mai 2024

Fr. Guillaume Petit

« C’est quoi ce bazar avec l’amour là ? Comment ça se fait qu’on devient dingue à ce point ? T’imagine le temps qu’on passe à s’prendre la tête là-dessus ? […] Pourtant on peut pas dire qu’on y connaît rien ! On est préparé bon sang : quand on est petit on lit des livres d’amours, on lit des contes, on lit des histoires d’amours, on voit des films d’amour ! L’amour, l’amour, l’amour ! »

Ces mots de Xavier, le personnage principal du film Les poupées russes, esquissent bien l’aporie où nous sommes quand il s’agit de l’amour. Alors que nous venons de l’amour, que nous aspirons à l’amour et que nous sommes faits pour l’amour, nous n’y comprenons rien et nous ne savons pas aimer !

Ce drame n’est pas neuf. Il remonte presque aux origines de l’humanité, en cet instant terrible où nous premiers parents ont préféré la voix du serpent trompeur à la parole vivifiante de Dieu. Ils ont alors infligé à la nature humaine une blessure effroyable qu’il leur était impossible de soigner par eux-mêmes : ils se sont soustraits à l’amitié divine, à l’amour divin et ils ont perdu la grâce sanctifiante. Notre nature humaine aujourd’hui est toujours marquée par cette blessure profonde. Nous naissons sans la sainteté et la justice originelles, nous sommes blessés dans nos forces naturelles, soumis à l’ignorance et à la mort, et inclinés au péché. Voilà pourquoi il nous est difficile d’aimer pour de vrai !

Mais, me direz-vous, nous avons reçu le baptême, qui nous donne la vie du Christ, et même la confirmation ! Assurément, le sacrement du baptême efface le péché originel et nous retourne vers Dieu. Mais, car il y a un « mais », notre nature reste affaiblie et inclinée au mal. Pourquoi en est-il ainsi ? Il y va de notre dignité : il nous revient de collaborer à notre salut en y donnant le consentement de notre volonté. Saint Augustin le disait ainsi : « Dieu qui t’a créé sans toi, ne te justifie pas sans toi »[1]. Au baptême, nous avons reçu la grâce qui nous sanctifie. Il nous revient à présent d’apprendre à en vivre, c’est-à-dire apprendre à aimer. La vie chrétienne pourrait bien se rassembler en une formule synthétique : l’amour de Dieu s’est manifesté parmi nous (1Jn 4, 9) et nous apprenons à demeurer dans cet amour (Jn 15, 9).

Le Seigneur, qui sait bien que nous sommes si pauvres en matière d’amour, « parce qu’il nous aime, nous meut et nous aide à accomplir ses commandements, que nous ne pouvons accomplir que par la grâce »[2]. Première leçon que nous apprenons par cœur à l’école du divin Maître : nul ne peut aimer sans la grâce de Dieu, car « Dieu est amour » (1Jn 4, 8.16). Cela signifie que pour aimer, il faut entrer et demeurer dans l’intimité divine. Cela revient à prendre le temps de prier le divin Maître, de dialoguer avec lui, d’apprendre de lui tout ce que le Père lui a fait connaître et qu’il partage avec nous (cf. Jn 15, 15). Pour le dire autrement, pour apprendre à aimer, il nous faut cultiver notre amitié avec le Christ. Et il en donne les moyens : scruter sa Parole, vivre des sacrements, tout spécialement la pénitence et l’Eucharistie. La vie chrétienne ordinaire est une école d’amour.

Mais cette leçon pourrait bien être trop abstraite, trop théorique : on comprend le principe, mais ensuite comment l’appliquer ? Voici donc l’application : nous aimer les uns les autres. Et pour y parvenir, nous avons besoin d’un guide : « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime » (Jn 15, 13). L’immense don que le Christ nous a fait en sa Passion, sa mort et sa résurrection, voilà le modèle indépassable qui nous est proposé. SI nous voulons aimer concrètement, il nous faut contempler l’unique don que Jésus nous a fait une fois pour toutes : « Ma vie, nulle ne la prend, c’est moi qui la donne » (Jn 10, 18). Il y a comme une circularité : celui que j’aime devient l’occasion de donner ma vie. Je donne ma vie pour que tu vives ; je dépose ma vie pour que toi tu puisses vivre. Je renonce à mon confort, ma méchanceté, mes impatiences pour que toi, tu puisses vivres. Mais bien plus, c’est parce que je donne ma vie pour toi que tu deviens mon ami. Ce n’est pas seulement parce que déjà je t’aime que je donne ma vie ; c’est en donnant ma vie pour toi que tu deviens, et de plus en plus, mon ami. C’est très concret. Par cercles concentriques de plus en plus vastes, nous sommes invités à aimer en acte et en vérité nos proches – ceux que la providence a mis sur notre chemin, car il serait vain de prétendre aimer ceux qui sont à l’autre bout du monde sans aimer celui qui est à nos côtés. Ce sont ces situations proches qui vérifient la vérité de notre amour. C’est qu’en effet on pourrait se faire illusion, être plein de sentiments, plein de dévotion, plein d’ardeur pendant l’oraison ou la sainte Messe et croire aimer Dieu de tout son cœur, de toute son âme, de toute sa force alors que notre cœur resterait plein d’amertume et de colère, de jalousie et de méchanceté à l’égard de notre prochain. Le commandement du Seigneur nous faire sortir des illusions et des phantasmes : il s’agit d’aimer en vérité. Notre prochain, comme un caillou dans la chaussure qui nous empêche de courir allègrement dans les illusions, nous rappelle au réalisme de l’amour.

Saint Jean au soir de sa vie, selon Eusèbe de Césarée, répétait continuellement : « Mes petits-enfants, aimez-vous les uns les autres. Celui qui a accompli ce précepte est dans la perfection ». Si nous voulons que la joie divine soit notre lot, si nous voulons porter ce fruit demeure, il nous faut passer par l’école bien réelle de la charité fraternelle. Notre prochain développe en nous la capacité d’aimer. Nous avons le secours de la pénitence, le recours de l’Eucharistie. En ce temps qui nous prépare à la Pentecôte, il nous faut devenir suppliants du Maître intérieur de tout amour, l’Esprit Saint qui va être et qui a déjà été répandu dans notre cœur. Qu’il nous apprenne à aimer en acte et en vérité. Amen.

fr. Guillaume Petit, op

[1] S. Augustin, Sermo 169, 11, 13 : « Qui ergo fecit te sine te, non te iustificat sine te ».

[2] S. Thomas d’Aquin, Lectura super Ioannem, § 2002 : « Ex hoc enim quod ipse diligit nos, movet nos et adiuvat ad implendum mandata eius, quae impleri non possunt nisi per gratiam »

Fr. Guillaume Petit

Fr. Guillaume Petit