Bâtisseurs de cathédrale (Vendredi Saint)

par | 20 avril 2019

Frère Thierry-Dominique Humbrecht

De son cœur percé ont jailli du sang et de l’eau. Le Jeudi et le Vendredi Saints sont deux facettes d’un même mystère : Jésus donne la charité de Dieu pour le salut du monde.

Ce soir du jeudi, il se donne lui-même à manger et à boire, il lave et il sert ; puis, demain vendredi, il se donne les bras offerts à transpercer, sur la croix. Il invente l’eucharistie, se donne en nourriture et subit la passion pour manifester l’amour du Père, à profusion, l’amour donné, l’amour à mort, la mort vaincue par la vie divine.

Oui mais voilà, depuis ce lundi 15 avril à 18h50, tout cela prend pour nous une figure de catastrophe, de désolation, de reconstruction aussi.

Avec Notre-Dame martyrisée, Paris, la France et le monde sont bouleversés. Le feu de la charité s’est caricaturé un incendie dont les images ont sidéré la planète. Le cœur transpercé de celle qu’on appelle depuis la « cathédrale de l’Europe » et même « Notre-Dame du monde » laisse s’échapper du sang et de l’eau, les nôtres.

Le hasard, des négligences ou même l’incurie, une étincelle qui embrase une charpente millénaire de forêt primaire, la chute de la flèche, une colonne de fumée dans la ville sereine et tordue de douleur, nous mettent à genoux sans comprendre. Un drame se passe qui n’avait rien de nécessaire, mais qui change quelque chose du monde et aussi de nous.

Ce soir, Jésus invente le sacerdoce, le vrai, que le sacerdoce ancien ne faisait que préfigurer : « il est la source de tout le sacerdoce », comme dit saint Thomas[1].

Jésus est la source de tout le sacerdoce. Il est prêtre en tant qu’homme et non en tant que Dieu, mais son sacerdoce acquis par son sacrifice d’homme est porté par la personne du Verbe, qu’il est. Son sacerdoce humain devient éternel. C’est ainsi qu’il fait toutes choses nouvelles.

L’eucharistie est le sacrement de la charité. C’est par elle que Jésus fonde l’Église et met le feu sur terre. « Le feu de la charité du Christ », comme dit saint Augustin, lui mérite, par sa passion, la gloire de sa résurrection.

Aujourd’hui, le Christ fonde, il nourrit, il concentre. Demain, il se donne et se répand, mais c’est tout un. C’est la charité du Christ qui traverse son sacerdoce et c’est cette même charité qui constitue l’Église et le sacerdoce lui-même, le sacerdoce de nos prêtres. Cette charité divine donnée par le Christ, fonde l’Église.

C’est pourquoi toute cathédrale, et par elle toute église jusqu’à la plus modeste chapelle, sont comme une boulangerie mystique. La cathédrale est là non seulement pour rendre gloire à Dieu, non seulement aussi, et assumons-le, pour rendre gloire à l’homme de son propre génie créatif, mais la cathédrale est là pour abriter le pain de la charité, pour le célébrer, le fabriquer, le distribuer. Elle abrite un morceau de pain, comme l’a dit l’archevêque de Paris.

C’est pourquoi une cathédrale mutilée par un feu qui n’est que terrestre, et par un transpercement qui ressemble à la lance du soldat romain sur le Calvaire, atteint l’Église au plus profond de son être. Ce ne sont pas seulement une œuvre d’art inscrite au patrimoine mondial de l’humanité, ni huit siècles et demi d’Histoire de France, ni même la fierté d’un pays laïc et chrétien, qui sont ainsi transpercés, mais c’est quelque chose de l’Église, c’est nous.

Lundi, un universitaire qui sortait d’une conférence sur la philosophie du Moyen Âge sur les bords de Seine a vu, comme des milliers de Parisiens atterrés, s’embraser Notre-Dame et tomber sa flèche. Il avoue avoir compris à cet instant, que : « Notre-Dame, c’est nous »[2].

Voilà pourquoi l’émotion est universelle. Elle était nous et nous ne le savions pas, comme une présence rassurante de l’Église elle-même. On pouvait se dire mécréant, penser contre l’Église, vivre dans le péché, gâcher sa vie et celle des autres, elle était là, présence tutélaire, pardonnante, maternelle. Notre-Dame, c’est l’âme de la France, disait en 1937 le futur Pie XII dans un sermon prononcé sur les lieux. Nous nous réveillons le cœur percé, comme celui du Christ, avec le sang de la douleur et l’eau de nos larmes.

« La France s’est réveillée chrétienne », a titré un témoignage[3]. C’est peut-être hyperbolique, à tout le moins prématuré, mais tout de même… S’il est vrai que « c’est par les blessures que Dieu pénètre », alors quelque chose pourrait avoir lieu, à compter de ces jours-ci, du fait de cette Semaine Sainte, lumineuse et cruelle. Quoi ?

De même que le cœur transpercé du Christ diffuse la charité de son sacerdoce et constitue l’Église, puisse Notre-Dame blessée refaire la France, son Église, son sacerdoce.

Refaire la France.

Ces jours-ci, ce ne sont pas seulement les grandes fortunes qui offrent leurs millions, ce dont il faut aussi savoir les remercier, sans envie et sans amertume, ce sont de pays lointains qui proposent du cuivre et du bois, ce sont les forêts françaises qui font marcher leurs plus beaux chênes vers l’Île de la Cité. Ce sont surtout les plus humbles qui organisent des cagnottes ou offrent un Euro pour « Notre-Dame du peuple »[4]. Ce sont des boutiquiers qui offrent leurs bénéfices. Ce sont des artisans du bâtiment qui veulent « apporter leur pierre » à la reconstruction. Ils offrent leurs compétences pour la reconstruction et pour former les jeunes au métier, comme leurs aïeux du XIIe siècle, peut-être de leur propre famille…

La France n’est elle-même que par le haut, lorsqu’elle se rejoint, quelles qu’en soient les causes, avec et dans l’Église catholique. À Notre-Dame, les plus anticléricaux ont toujours tenu à chanter les victoires et libérations du pays, nulle part ailleurs.

Et ce lundi, dans la nuit, lorsque nos pompiers, six cents héros et grands professionnels, ont eu enfin raison du brasier, le recteur de la cathédrale est entré dans la nef éventrée, main dans la main avec le président de la République. Depuis, tous les corps de la Nation s’y mettent, d’un général cinq étoiles à l’ouvrier.

Ça, c’est la France lorsqu’elle est grande.

Seule l’Église catholique peut opérer, par le haut, en accueillant tout le monde dans sa nef, la fusion d’un peuple. Un « peuple de bâtisseurs » oui, qui n’est digne de lui-même que lorsqu’il se souvient de la foi qu’il a reçue des cathédrales, et qu’il leur rend l’hommage de les reconstruire. Dans la nuit, le feu enfin vaincu, les bras étendus de la nef suppliciée restaient ouverts. Au fond, brillait encore la croix du Christ.

Refaire l’Église de France.

Certains voient dans l’incendie le symbole de la fin d’un monde, ce qui est faux ; ou, en tout cas, celui d’une crise profonde, dont toute cette année nous a tressé une couronne d’épines. Peut-être. Quoi qu’il en soit, l’Église est invitée à se purifier, puisque peuplée de pécheurs, vous et moi. Elle le fait déjà, et combien.

De toute façon, rien ne peut la remplacer. Elle seule est universelle, car elle tire son universalité du sacerdoce du Christ, sauveur de tous les hommes. Tout autre universalisme n’est que fadeur, imitation ou bien grimace. En ce moment même, les premiers secours démontent certaines gargouilles de la Tour Sud, qui ont souffert de la chaleur. Ces diablotins de pierre menacent de s’écrouler sur les orgues. On dirait que les démons eux-mêmes n’aiment pas le feu de l’Enfer… Ce qui est de bonne théologie, ils haïssent l’amour divin inscrit en eux et qui les brûle.

L’Église de France aussi est en train de démonter ses démons. Elle sortira grandie de son épreuve. Toi aussi, chrétien, démonte les diablotins de ton cœur !

Refaire le sacerdoce.

Il ne s’agit pas de le transformer ni de lui donner les couleurs de la mode. Toute réforme vient de l’intérieur.

Si le sacerdoce du prêtre participe de celui du Christ, le simple prêtre doit donc se conformer au Christ-Prêtre. C’est ainsi qu’il sauve le monde, et tout est dit.

 

Si donc se trouvent quelque part en France, lundi sur les quais éplorés mais priants de la Seine, ou bien ce soir ici-même, des jeunes gens qui veulent être conformés au Christ-Prêtre pour sauver le monde, par l’eucharistie et par la croix, servir l’Église et reconstruire Notre-Dame, « plus belle encore », qu’ils se lèvent, eux aussi, et deviennent bâtisseurs de cathédrales.

 

Vendredi Saint, 18 avril 2019

 

Homélie du fr. Thierry-Dominique Humbrecht o.p.

 

 

[1] Somme de théologie, IIIa, qu. 22, a. 4 et 6.

[2] Olivier Boulnois, FigaroVox.

[3] Mgr Mathieu Rougé, FigaroVox.

[4] Libération, titre.

Frère Thierry-Dominique Humbrecht

Frère Thierry-Dominique Humbrecht