Ce n’est pas une affaire de pieds !
Le Seigneur le dit lui-même : c’est un exemple qu’il nous a donné. Et quel exemple ! Car c’est un exemple qui vient de haut. Rien moins que du Verbe de Dieu lui-même. Un exemple, qui plus est, donné au moment le plus solennel de sa vie parmi nous, la veille de sa passion. Si bien que cet exemple est en réalité un testament autant qu’un exemple.
C’est pourquoi, face à un tel exemple, il serait dommage que nous nous retrouvions tel l’imbécile à qui le sage montre la lune avec son doigt et qui regarde le doigt et non la lune. Face à un tel exemple, il serait dommage que nous nous trompions quant à sa valeur.
Or nous courons le risque de nous tromper quant à la valeur de cet exemple tout d’abord en nous méprenant quant à l’objet lui-même de l’exemple. Car la question se pose de savoir quel est cet exemple que le Christ nous donne. De quoi au fait nous donne-t-il l’exemple ? D’aucuns estimeront qu’une telle question ne se pose pas dans la mesure où le Christ lui-même y a déjà répondu : si donc moi, le Seigneur et le Maître, je vous ai lavé les pieds, vous aussi vous devez vous laver les pieds les uns les autres. Le Christ nous donne l’exemple de celui qui lave les pieds des autres. Tel est ce qu’il nous demande de faire.
Mais son exemple se limite-t-il vraiment cela ? Est-ce bien là ce qu’il nous demander d’imiter et reproduire ? Il est vrai que c’est un geste ô combien important, solennel, majestueusement humble qui à ce titre mérite effectivement d’être imité. Ce n’est donc pas sans raison que la liturgie nous invite à le renouveler ce soir. Pour autant est-ce vraiment là l’essentiel ? Est-ce vraiment là ce que le Christ attend que nous fassions : que nous nous lavions mutuellement les pieds de temps en temps ? L’exemple qu’il nous laisse comme testament se limite-t-il à une simple affaire de bain de pieds ?
Nous pressentons et comprenons bien que, quelle que soit la beauté, la grandeur ou la majesté du geste, il ne s’agit pas seulement de le reproduire en sa seule matérialité (refaire le geste même). Non ! Le Christ ne nous demande pas tant d’imiter le geste en tant que tel que ce que ce geste exprime. L’exemple ne porte pas tant sur le geste lui-même que sur celui qui le pose et la disposition de son cœur qui le conduit à le poser. A travers le geste, c’est l’auteur du geste, le Christ, que nous regardons. C’est la disposition de son cœur qui est le modèle et l’exemple qu’il nous demande d’imiter.
Or imiter ainsi les dispositions mêmes du cœur du Christ est en définitive à la fois plus simple et plus difficile que de laver des pieds. Plus simple car il n’est pas si facile ni courant que cela de laver les pieds des autres. Très concrètement nous nous promenons assez rarement avec une bassine sous le bras pour être sûrs d’être prêts à laver des pieds quand l’occasion se présente. Plus difficile car il est beaucoup plus exigeant d’imiter une disposition de cœur qu’un simple geste. Surtout une telle disposition de cœur, laquelle peut nous conduire loin. Très loin même.
Car c’est la disposition d’un cœur doux et humble, brûlant d’amour, qui ne recule ni ne s’arrête devant aucun sacrifice, qui ne refuse aucune offrande de soi pour ceux qu’il aime. C’est la disposition de ce cœur qui a tant aimé le monde, qui a tant aimé les siens qu’il les a aimés jusqu’au bout. Jusqu’au bout, oui jusqu’au bout. Jusqu’à tout donner jusqu’à se donner soi-même. C’est la disposition de ce cœur qui n’a pas retenu jalousement le rang qui l’égalait à Dieu mais s’est anéanti, prenant la condition d’esclave et devenant semblable aux hommes. C’est la disposition de ce cœur qui met Dieu à genoux devant nous. C’est la disposition d’un cœur qui se met au service d’ingrats et de pécheurs lesquels, quelques instants plus tard, ne lui en sauront nullement gré mais l’abandonneront et le renieront.
Oui, nous risquons bel et bien de nous tromper quant à la valeur de cet exemple si nous ne regardons que les pieds et non le cœur. C’est viser un peu trop bas. Mais là ne s’arrête pas la possibilité de nous méprendre. Quand bien même nous avons bien saisi l’objet de l’exemple et regardons effectivement au cœur, nous courons encore le risque de nous méprendre quant à la portée de cet exemple, en n’y voyant justement qu’un exemple.
N’y voir qu’un exemple, c’est risquer de relativiser ce geste en le tenant pour indicatif seulement, et donc facultatif : bon, le Christ nous donne un exemple et c’est bien si nous l’imitions. Mais ce n’est pas bien grave si nous ne le faisons pas. Eh bien si, c’est grave. Ce n’est pas parce qu’il s’agit d’un exemple qu’il en devient optionnel. C’est une demande formelle du Christ que nous l’imitions en sa disposition de cœur, et nul ne peut s’en croire dispensé.
N’y voir qu’un exemple, c’est risquer de relativiser ce geste plus encore en négligeant le rôle et l’action du Christ dans ce qu’il nous demande d’accomplir. Car ce qu’il nous commande ce soir est absolument hors de notre portée. Par nous-mêmes, nous ne pourrons jamais l’imiter s’il ne nous en donne pas lui-même la grâce. Par nous-mêmes, nous ne pourrons jamais aimer comme il aime, s’il ne nous donne pas son amour. De sorte que ce soir le Christ ne nous donne pas seulement un exemple à imiter, mais il nous donne aussi et surtout la grâce de l’imiter. Outre un exemple, il est la source de tout bien que nous accomplissons. Sans lui, nous ne pouvons rien faire.
Seigneur Jésus, doux et humble de cœur brûlant d’amour, rendez mon cœur semblable au vôtre. Seigneur Jésus, doux et humble de cœur brûlant d’amour, donnez-moi la grâce de vous imiter en cet amour qui se met à genoux pour aimer jusqu’au bout. Amen.
fr. Romaric Morin