Divine cuisine – Solennité du Saint-Sacrement

Parlons cuisine. Supposons que plusieurs décennies de lobotomisation catéchétique et d’effroyables cantiques aient réduit la messe à un repas pris ensemble autour de la table : nous perdons chaque dimanche à mimer un pique-nique. Quel intérêt ? En plus, il n’y a pour ainsi dire rien à manger, à peine une chips comme disent certains, avec un cérémonial bavard et répétitif.
Si la messe n’est qu’un repas, au mieux une reproduction symbolique du dernier souper du Christ, un souvenir, c’est bien, mais c’est assez court de souffle. Restez chez vous. Et s’il s’agit de partager le repas pour faire communauté, autant aller aux Restos du cœur, ou même au MacDo.
La foi nous enseigne, et nous la professons, que la messe déploie une représentation du sacrifice du Christ : reproduction de cet unique et définitif sacrifice, oui ; application à notre quotidien gracié de l’unique salut accompli une fois pour toutes par le Christ, oui. Avec ceci de particulier que, dans les signes du pain et du vin, le Christ est contenu en sa personne. Invisible mais présent, à travers des mots et des signes sensibles mais en vérité, donné à l’adoration mais surtout en nourriture.
Parlons cuisine. La messe est donc aussi un repas, dans la mesure où le Christ s’y donne non pas à voir – on ne voit rien que l’hostie – mais à manger et à boire.
Ce qui fait le repas, c’est une certaine manière de recette où l’on consomme bien plus qu’il ne semble. Dans un restaurant chic, sur votre assiette de cuisine moderne se dresse, insolent, un petit pois tous les kilomètres, avec pour les plus gourmands un émincé de poisson de la taille d’un dé à coudre. Visuellement, le plat est virtuose : un vitrail de couleurs et de transparences, mais parce qu’on voit l’assiette à travers ; au goût, une pure merveille, mais si rare. Le concept est parfait mais on se lève le ventre vide autant que le portefeuille.
Pour l’eucharistie, c’est un peu l’inverse, il n’y a rien qui flatte l’œil, on ne voit rien à travers, le goût n’y trouve pas son compte. En revanche, du point de vue de la foi, nous sommes rassasiés. Rassasiés ? C’est une façon de parler, qui fera sourire poliment votre voisin athée venu pour vous faire plaisir, s’il en est de cette sorte. Pourtant, c’est bien le cas. Le Christ lui-même se donne à manger et à boire, pour notre salut, pour la vie éternelle.
Nous acquiesçons, sans toujours voir le rapport qu’il y a entre salut et nourriture, non sans raison.
Le salut peut s’entendre : il rétablit l’Alliance entre Dieu et Israël, et l’on voit Moïse répandre sur le peuple le sang des taureaux sacrifiés en disant : « Voici le sang de l’Alliance que, sur la base de toutes ces paroles, le Seigneur a conclue avec vous ». Le sang traduit le prix à payer pour rétablir l’Alliance. Le peuple a sacrifié ses meilleurs taureaux, l’avenir de son troupeau, symbolisant la pérennité du peuple lui-même : c’est beaucoup, mais c’est peu.
En quoi de si somptueuses grillades peuvent-elles réussir à sauver qui que ce soit ? La solution nous est connue, fins lecteurs que nous sommes de la Bible : la reprise de ces paroles de
Moïse par le Christ. Celui-ci assume tout et pourtant change tout, d’une Alliance à l’autre : « Ceci est mon sang, le sang de l’Alliance, versé pour la multitude ». Le sang est versé à nouveau, mais il n’est plus le même. Le Christ livré pour nous remplace les taureaux de Moïse : c’est pourquoi cette nouvelle Alliance est, celle-là, définitive parce qu’efficace. Les taureaux ne rachetaient rien, alors que, selon l’Épître aux Hébreux, la mort du Christ rachète les transgressions.
Va pour le salut, va pour le Christ grand-prêtre des biens à venir. Mais pourquoi figurer tout cela en forme culinaire ?
La nourriture fait grandir, restaure, apaise, réjouit, elle est nécessaire à la vie. Le Christ donc, en vertu de son unique sacrifice, accompli une fois pour toutes, se donne en nourriture. Il fait grandir, il apaise, il rend heureux, il est nécessaire à la vie.
L’eucharistie fait croître la charité, première des grâces et principale des vertus. La charité fonde tout, tient tout, finalise tout vers la gloire céleste. Tel est le but du sacrement qui nous fait communier au sang et au corps du Christ.
Tirons-en les conséquences : sans vivre de l’eucharistie, les baptisés resteraient des sous- alimentés de la charité, des chétifs de la vie spirituelle, des déshydratés du progrès mystique. Quelque chose de capital dans la foi chrétienne se joue donc avec ce que nous faisons de l’eucharistie. Quiconque réduirait la présence du Christ à un symbole perdrait le Christ lui- même en tant qu’il se donne. Quiconque ne communierait plus se priverait du progrès dans la charité voulue par le Christ.
Disant cela, on touche à trois points sensibles :
Le premier point sensible renvoie à la situation dans laquelle je me trouve. En un sens, il est inutile d’attendre de se rendre digne de la grâce, puisque c’est la grâce qui produit en nous la dignité. En un autre sens, avant de manger, on se lave les mains. Avant de communier, on a remédié aux indignités de sa vie pécheresse, actes graves ponctuels, ou bien situation désordonnée de sa vie, on a usé du sacrement de la confession.
Le deuxième point sensible est encore plus basique : communier suppose d’être venu à la messe, plutôt que d’être resté accroché sur le rocher de son lit comme une huître transgénique. Guilleret, le chrétien se rend chaque dimanche à la messe, chaque dimanche sans faute. C’est la ration survie, le régime bio de la vie spirituelle, c’est-à-dire léger mais coûteux, pas vegan mais bobo : encore beaucoup de discours et peu d’actes.
L’Exode le rappelle : « Toutes ces paroles que le Seigneur a dites, nous les mettrons en pratique ». La vie chrétienne est une pratique, l’eucharistie est une pratique, celle qui nous donne Dieu, pas seulement celle qui nous tourne vers lui. Sans la pratique, la foi se meurt. En deux ou trois générations d’une foi qui ne pratique plus, tout est fait.
Le troisième point sensible touche au noyau dur de l’eucharistie : notre foi dans le mystère qui s’accomplit. Ce mystère est parfois attaqué, mis en danger, dissous. Au XIIIe siècle, il fallut la vigueur de notre frère Thomas d’Aquin pour chanter les louanges du mystère avec des vers latins, la puissance de l’énoncé de foi dans une forme poétique. C’était une commande papale, hors de sa zone de confort théologique, il a dû suer et peiner. Nous lui devons tous les textes et les chants de la liturgie de ce jour, qu’il est précieux de lire à tête reposée.
Ce n’est pas si facile de se piquer de poésie : cet après-midi, essayez, donnez-vous de la peine, dites toute la foi en l’eucharistie en peu de mots, mais rythmés, exacts, sonores.
Fr. Thierry-Dominique Humbrecht, op
