La Joie ombrée – fr. Thierry-Dominique Humbrecht op

par | 15 décembre 2009

Frère Thierry-Dominique Humbrecht

La joie ombrée

Homélie du fr. Thierry-Dominique Humbrecht op, 13 décembre 2009, année C, 3e de l’Avent

Sur Sophonie 3, 14-18a ; Phil. 4, 4-7 ; Luc 3, 10-18

 

« Soyez dans la joie », dit saint Paul. Facile à dire ! La joie est-elle sur commande ? Peut-on la programmer et surtout l’ordonner aux autres ? « Soyez dans la joie », intime-t-on alors, sur le ton exaspéré de celui qui entend être obéi. Or la joie se vit ou bien elle ne se vit pas. Elle est communicative quand elle est là, mais tout dépend de ce dont elle se réjouit, du pourquoi, du comment, de tout.

Il y a une mi-Avent comme il y a une mi-Carême, et cette sorte de pause avant l’élan final invite à réfléchir sur cet impalpable trésor qu’est la joie. Encore faut-il regarder de plus près. Il y a plusieurs sortes de joie, elles ne se valent pas, toutes ne sont pas chrétiennes, loin de là.

En ce moment, les magasins regorgent d’invitations à la joie. Les cadeaux de Noël sont en place depuis début novembre. Après, ce seront les soldes. Objets de consommation ou consommation d’objets, entre les cadeaux et les repas, Noël sera joyeux. Et l’on se réveille le lendemain, alourdi, forcément joyeux, puisqu’il fallait l’être et que ces choses écœurantes que l’on a mangées ont coûté cher. C’est la joie des repus, la joie animale des Occidentaux sans idéal, la joie laïque de ces anciens chrétiens, qui n’ont gardé des fêtes liturgiques que leur calendrier.

Être dans la joie, c’est posséder ce que l’on désirait. En être privé attise le désir ou suscite la tristesse. Quand on possède, on n’est plus triste, on ne désire guère non plus. On est gavé, comme feue la dinde du réveillon. C’est dire combien les joies matérialistes rassasient peu, ou bien un court moment, avant de réveiller une faim plus atroce encore.

Même les joies humaines les plus douces et les plus légitimes ne sont pas sans mélange. Elles restent brèves, elles demeurent fragiles. Tout ce que nous avons laissé se cristalliser, comme un flocon de neige sur son sapin, autour du mot d’ordre : « Réussis ta vie », se révèle souvent poudreux au toucher. À certains moments, au jour du bilan, la question revient, insinuante : « Dans quel but ? Qu’ai-je fait de ma vie ? »

Pourtant, les joies humaines importent ; mais elles ne suffisent pas. Le cœur de l’homme est fait pour davantage que lui-même. C’est la leçon inversée des guirlandes municipales de nos rues : la joie ne rend pas heureux.

Mais nous, chrétiens, nous le savons : la joie rend heureux, celle qui nous vient de celui qui nous la donne, le Christ. En quoi nous la donne-t-il ? Parce qu’il vient parmi nous, en se faisant homme. Toute naissance est un moment magique, peut-être celui de la joie la plus pure, la plus émerveillée, la plus humaine. Le Christ va naître, nouveau-né comme les autres. Mais la joie de Noël n’est pas la mise en scène d’une fête d’enfants.

L’enjeu est plus grave, il est celui de notre salut, de notre perte ou bien de notre rédemption. En venant parmi nous, le Christ vient nous révéler l’amour du Père, l’ampleur de notre péché, et le prix qu’il consent à payer pour restaurer, à notre place, notre capacité de répondre à cet amour. La joie de Noël n’est pas mièvre. Elle est celle que nous éprouvons en face de la puissance divine : Dieu se fait petit pour montrer sa grandeur.

Le salut est accompli, tout est fait, le Christ est né. Notre joie chrétienne, à son tour, peut naître. Nous voilà assurés de notre salut, dès que nous y répondons. Comment pourrions-nous douter de Dieu ? Notre joie est donc fondée. Il n’y a même plus à s’interroger. Nous devrions rester toujours joyeux. Pourtant, même cette joie d’être sauvés n’est pas complète.

Si le Christ a ouvert notre chemin, il nous reste à le parcourir. Un tel chemin est traversé d’embûches.

Ces embûches tiennent à notre condition d’homme : il faut une vie pour devenir un ami de Dieu, et rien n’est fait tant que tout n’est pas fait. Ces embûches tiennent aussi à notre péché, à cette capacité que conserve notre cœur de se ratatiner, de se révolter contre Dieu, de préférer des faux biens au vrai bien, les cadeaux terrestres à la récompense céleste.

Traversant ce chemin ombré, nous vivons dans un entre-deux, à plusieurs niveaux. Oui, nous sommes aimés de Dieu et nous l’aimons déjà. Cette charité théologale, rien moins qu’une vie amoureuse en Dieu, produit en nous ses plus beaux fruits : la paix et la joie. Non, nous ne sommes pas arrivés au but : nous ne voyons pas Dieu en face et, si nous sommes ancrés dans l’espérance de le voir un jour, cette vision manque à notre amour et donc à notre joie. La liturgie est là pour nous conduire, chaque année, à l’essentiel, à l’amour vrai, à la joie en Dieu. S’il faut recommencer, c’est que tout n’est pas acquis. C’est nous qui manquons encore à la joie chrétienne.

Oui, le Christ apporte le salut. Mais le Christ n’est pas aimé, partout on le rejette, on lui préfère des idoles, ou bien un flou religieux qui arrange nos affaires. Oui, chaque jour l’Église se plie en quatre pour distribuer à profusion la grâce, pour nous donner Dieu, sa vie, son pardon, sa lumière. Mais l’Église est boudée, on la moque, on invente des prétextes ou de pathétiques imitations. C’est pourquoi notre joie d’être chrétien, qui est la joie la plus stable et la plus assurée que nous puissions espérer, n’oublie pas la misère de vivre sans Dieu, la nôtre ou celle d’autrui.

Le chrétien est donc le plus pacifié et aussi le plus douloureux : le plus pacifié, parce qu’il arbore la santé robuste, rougeaude, de l’enfant aimé. Le plus douloureux, car il porte aussi le poids du vieil homme en lui, le vieil homme triste qui préfère les joies amères, l’absinthe du monde. Le plus douloureux, car il sait surtout qu’il ne sera en paix que lorsqu’il aura tout donné, pour conduire d’autres enfants à leur Père des cieux : douleur d’apôtre.

La joie est donc communicative : pas seulement celle des mensonges de l’alcool, gourmandise bien plus poisseuse et plus répandue que celle du chocolat, mais celle du cœur de l’apôtre. Puissions-nous placer nos désirs d’ébriété dans l’incitation à chercher le ciel, qui est l’unique but de notre vie. La mesure de la joie, c’est notre destinée céleste. Il n’est pas d’autre vigne du Seigneur que celle-là.

fr Thierry-Dominique Humbrecht op

Frère Thierry-Dominique Humbrecht

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