La salive et la boue

par | 19 mars 2023

Frère Sébastien Perdrix

« Jésus cracha à terre et, avec sa salive, il fit de la boue, puis il appliqua la boue sur les yeux de l’aveugle. ». 

Voilà une bien étrange mixture : de la terre et de la salive mêlées. Tout cela n’est pas « très propre ». Je déconseille aux âmes sensibles d’imaginer la scène… il y a de quoi avoir des haut-le-cœur. Grâce à Dieu, l’aveugle est vite allé se laver à la piscine de Siloé. Il s’est débarrassé de cet emplâtre si peu ragoûtant. 

« Jésus cracha à terre et, avec sa salive, il fit de la boue… »

Faut-il contourner discrètement l’obstacle et faire comme si nous n’avions rien vu ? Il semble difficile d’ignorer cet emplâtre de boue. L’ancien aveugle-né relate par deux fois comment Jésus a fait de la boue qu’il a appliquée sur ses yeux. Essayons d’y voir plus clair !

Comment expliquer cette dérangeante mixture ? Une lecture rationaliste dirait que ce geste révèle en fait que Jésus possédait la science des apothicaires et connaissait les bienfaits de l’argile. Mais pourquoi alors y mêler de la salive ? Peut-être partageait-il la croyance répandue alors qui voulait que la salive eût des propriétés curatives. Tout cela n’est pas sans intérêt, mais est loin de nous satisfaire. C’est même un peu court.

Saint Jean l’évangéliste, le théologien, ne fait pas de Jésus un simple rebouteux. Il nous a habitué à mieux. Dans le signe de la guérison de l’aveugle, il nous invite à voir un appel à la foi, un appel à croire en Jésus-Christ qui guérit et qui sauve : « Crois-tu au Fils de l’homme ? ».

« Jésus cracha à terre et, avec sa salive, il fit de la boue… ». 

Alors, sommes-nous vraiment dépourvus de ressources pour interpréter ce geste du Christ ? A vrai dire non. Loin d’être seuls devant notre évangile, nous sommes accompagnés d’une nuée d’interprètes. Ce matin, demandons à deux Pères de l’Eglise de nous éclairer de leur lumière. 

Le premier, saint Irénée de Lyon, voit dans l’emplâtre de boue une révélation. Celui qui applique de la boue sur les yeux de l’aveugle est le même qui a formé l’homme du limon de la terre. Jésus, qui se tient devant l’aveugle, est le Verbe de Dieu qui a façonné l’humanité à l’origine. Il est le Créateur qui a modelé chacun de nous dans le sein de sa mère, comme le dit le prophète Jérémie. Le geste insolite du Christ vient ainsi manifester et les œuvres de Dieu et sa propre divinité. Celui qui nous a créé vient accomplir une œuvre de recréation. Le Verbe achève en nous ce qu’il nous manque : il nous donne des yeux pour voir le Père. Le Verbe vient réparer en nous les conséquences du péché, ce que manifeste le bain qui accompagne l’onction de boue.

Saint Augustin, quant à lui, propose une lecture un peu plus déconcertante : « La salive n’est-elle pas comme le Verbe même, et la terre, comme sa chair ? » Et saint Augustin de poursuivre : « Le Seigneur est venu ; qu’a-t-il fait ? Il a mis en valeur un grand mystère : il a craché à terre ; avec sa salive, il a fait de la boue, parce que le Verbe s’est fait chair, et il en a oint les yeux de l’aveugle. » La boue, cette terre mêlée de salive, figure le mystère de l’Incarnation ! Comme la salive se mêle à la terre, le Verbe s’unit à notre humanité pour la guérir. La boue, comme la guérison de l’aveugle-né, est un signe à part entière : elle est le signe de la recréation opérée par la venue du Verbe en notre Chair. 

Par les choses visibles nous sommes ainsi conduits dans la foi aux choses invisibles. Le remède à base de boue nous conduit au remède de l’Incarnation. Le Verbe a assumé notre chair pour guérir notre cécité. Le Verbe s’est fait chair pour nous faire voir le Père. 

Si cette étrange mixture de boue et de salive peut nous dérouter, que dire de celle qui sera préparée aux jours de la passion ? Mélange de crachats, de coups de fouet, de chair crucifiée et de sang répandu ! Tout cela n’est pas « très propre ». C’est infiniment plus insoutenable qu’une onction de boue. Que le dégoût ne détourne pas nos regards du signe de la Croix. C’est pour nous, aveuglés par le péché, que le Christ a fait de son sang un remède. Ne soyons pas de ceux qui crucifient la Lumière en ne confessant pas notre aveuglement. « Quel aveuglement d’avoir éteint la lumière ! S’exclame saint Augustin. Mais cette Lumière, éteinte sur la croix, a éclairé les aveugles ! »

Frère Sébastien Perdrix

Frère Sébastien Perdrix