La situation du chrétien et la différence de la grâce

par | 1 novembre 2020

Homélie pour la solennité de la Toussaint

Quand nous fêtons tous les saints, nous nous adressons aussi à nous-mêmes. Ce qu’ils sont déjà, célèbres ou anonymes, il nous revient de le devenir. La sainteté oblige. Tout cela est connu ; aucune surprise quant à la fin. Par grâce, nous sommes faits pour voir Dieu face à face, nous marchons vers le ciel. La difficulté porte plutôt sur les moyens. Pour devenir saints, il y a trois moyens ou, pour mieux dire, trois vitesses.

La vitesse la plus rapide et la plus assurée, mais qui ne dépend en rien de nous, est la voie du martyre. Ce moyen-là, depuis longtemps réservé aux pays lointains, aux tribus sauvages et aux terres de mission, nous a brutalement rejoints. Il y a cinquante ans, un politologue disait : on ne choisit pas d’avoir des ennemis, ce sont eux qui vous choisissent, et vous désignent tels. Il y a vingt ans, quiconque annonçait que le temps des martyrs allait revenir en France (et je témoigne en avoir alors entendu) passait pour pessimiste. On ne l’écoutait pas. Aujourd’hui, le temps des martyrs est revenu. Cela ne fait que commencer.

La deuxième vitesse, presque aussi rapide, dépend un peu plus de nous : mourir dans sa jeunesse. Thérèse de l’Enfant-Jésus en est depuis longtemps le modèle ; d’autres la rejoignent dans la cohorte des enfants, adolescents ou jeunes gens, fauchés alors que rien, semble-t-il, n’avait commencé. Ce n’est pas parce qu’ils sont jeunes qu’ils sont saints : la fraîcheur du teint n’a rien à voir, de soi, avec l’éclat de l’héroïcité chrétienne. En revanche, ces jeunes ont traversé, eux aussi, la passion du Christ, et en peu de temps. Sachant que leur fin était proche, ils ont offert leur vie au Christ, ils ont tout donné, ils ont tout pardonné. Martyrs ou fleurs coupées trop tôt, leur sainteté tient dans leur configuration au Christ mort et ressuscité pour le salut du monde, ni plus, ni moins ; elle dessine notre propre sainteté.

La troisième vitesse de sainteté est en apparence la moins rapide, la nôtre, celle de la sainteté distendue sur une vie longue. Sauf, si bien sûr, ce troisième moyen tourne subitement au deuxième et même au premier : la sainteté est lente, mais elle n’attend pas, car nous pouvons mourir aujourd’hui même. Toutefois, attachons-nous à ce troisième régime de la sainteté, celui que nous vivons, maintenant, quoique sans assurance du lendemain.

Le régime est lent mais l’exigence est la même : se laisser configurer au Christ. Comment ? Certes, dans et par le quotidien, mais à condition d’entendre celui-ci comme un quotidien de constante christianisation de soi-même. Attention : s’il en est ainsi, nous n’éviterons pas le phénomène géologique suivant. Petit à petit, une fissure s’introduit entre nous et l’esprit du monde ; la fissure devient crevasse, falaise, canyon. Puis les continents se séparent. Nous vivons dans le monde mais nous ne sommes pas du monde, or cela finit par se voir et se savoir. Le chrétien est-il comme les autres ? Oui et non. La part du non devient vite intolérable, regardons-la en face. Elle est intolérable au monde lui-même ; du coup, elle peut le devenir au chrétien incriminé ; alors, que faire ?

La distance est d’abord intolérable au monde lui-même. Notre société ne supporte pas les différences, en tout cas surtout pas celle-là. Toutes les autres, oui, mais pas la différence du chrétien. Depuis toujours la société le lui fait payer, mais surtout, elle lui ment, elle biaise, elle fait semblant de le plaindre. Saint François de Sales l’écrit à merveille : « Tout aussitôt que les mondains s’apercevront que vous voulez vivre la vie dévote, ils décocheront sur vous mille traits de leur cajolerie et médisance (…). Vous tomberez, diront-ils, en quelque humeur mélancolique, vous perdrez crédit au monde, vous vous rendrez insupportable, vous envieillirez avant le temps, vos affaires domestiques en pâtiront ; il faut vivre au monde comme au monde ». À quoi il répond : « Tout cela n’est qu’un sot et vain babil, ces gens-là n’ont nul soin de votre santé ni de vos affaires (…). Nous ne saurions être bien avec le monde qu’en nous perdant avec lui » [1].

Bref, le monde ne pardonne rien, il ne pardonne pas qu’on le quitte pour suivre le Christ, car ainsi il se sent jugé, même si on ne dit pas un mot. Le silence est pour lui insupportable, un peu comme lorsqu’une bande de copains décide de passer une soirée à s’éclater, se livrant sans retenue à tous les excès, et qu’il s’en trouve un, ou une, pour dire : « Non, je ne viens pas ». La colère du groupe, c’est l’esprit du monde, c’est la pourriture du péché qui oublie de se maquiller, c’est le mensonge pris en flagrant délit.

À l’envie du monde – et l’envie est implacable –, peut correspondre la crainte du chrétien. La pression est trop forte, il cède, il recule, il s’efface. Il devient pusillanime. Pour prouver qu’il reste comme les autres, il se compromet. Il devient complice, malgré lui mais résolument. La lâcheté peut même l’inviter à en faire beaucoup plus que le monde ne lui en demande. Il lui faut tellement montrer patte blanche… Le voilà neutralisé : être chrétien, c’est vivre avec son temps. Le diable n’en demande pas plus… Enfin… Pour l’instant.

Que faire, alors ? Nul n’est tenu de prendre la pose du martyr, ni de vilipender la société où il vit et dont en réalité il profite à fond, tout cela n’est que gesticulations et indignité. En revanche, le chrétien est averti que la situation pour lui est inconfortable.

Elle l’est, en elle-même : tout chrétien devient un saint s’il traverse, lui aussi, la passion du Christ, sa mort et sa résurrection. Nous sommes loin de la sérénité et du développement personnel.

La situation est inconfortable aussi pour lui. Le chrétien mène en effet un combat sur deux fronts : dehors et dedans, dans le monde et au-dedans de lui-même. La frontière de la grâce et du péché, disait le cardinal Journet, traverse son âme comme elle traverse le monde, car le chrétien, lui aussi, fait partie du monde pécheur.

Tout cela nous reconduit à la réalité de la grâce : elle passe par les sacrements (reçus en vrai ou au moins de désir, par temps de confinement…), la prière, la charité en acte. Au ciel, ne subsistera que la charité. Sur terre, c’est plus compliqué : il y faut la vraie prudence, vertu des forts, avec le discernement, le courage, et la manière. Le reste appartient à Dieu.

fr. Thierry-Dominique Humbrecht

[1] Introduction à la vie dévote, IV, 1, in Œuvres, « La Pléiade », p. 253-254.

Fr. Thierry-Dominique Humbrecht