La Trinité ou bien l’Être suprême – Solennité de la sainte Trinité

par | 5 juin 2023

Fr. Thierry-Dominique Humbrecht

Le 8 juin 1794, dimanche de la Pentecôte, Maximilien de Robespierre orchestre, entre les Tuileries et le Champ de Mars, la fête de « l’Être suprême ». En apparence, cette reconnaissance publique d’un Dieu unique contribue à atténuer la politique de violente déchristianisation entreprise par le gouvernement révolutionnaire.
De surcroît, le nom d’Être suprême, déjà connu du peuple, lui plaît. La fête est bien acceptée partout. Des centaines de milliers de Parisiens s’y pressent. Elle semble tenir le milieu entre l’athéisme d’État et un catholicisme sous lequel les Français sont nés, mais que l’on voudrait voir sombrer avec la monarchie.
En fait, la célébration de « l’Être suprême » fait aussi partie de l’œuvre de déchristianisation. D’abord, l’Être suprême n’est pas tant un Dieu vivant qu’une idée abstraite. Ensuite, cette idée abstraite cristallise l’époque dite des Lumières, où la Raison est censée remplacer la foi, quitte à ce que tous les rationalistes d’alors consultent des astrologues et autres sorcières, quand ce ne sont pas les mots d’ordre des loges maçonniques, alors florissantes. Enfin et surtout, l’Être suprême est un usurpateur. Ce Dieu apparemment unique, plus simple et plus rationnel, celui qui doit convenir à tous, remplace le Dieu Trinité des chrétiens. Il abolit, de ce fait, le Christ sauveur, la résurrection, la grâce, la foi, la charité, le baptême, l’eucharistie, le paradis. C’est un recul, ne nous y trompons pas, aussi délibéré que radical.
Ce recul procède à une destruction en deux temps : premier temps donc, l’effacement du côté chrétien de Dieu, disons la Trinité, au profit d’un apparent monothéisme, plus confortable ; second temps, avec ce monothéisme, qui est artificiel et abstrait, c’est en fait le Dieu unique lui-même, le vrai, qui est blessé à mort. Le Dieu unique brandi par la raison des Lumières n’est pas ce que la raison peut légitimement découvrir de Dieu par ses seules forces, c’est un démantèlement du christianisme et de la raison elle-même, c’est un cadavre de Dieu. D’où aussi son abandon officiel rapide.
De toute évidence, ce qui fait difficulté, aujourd’hui comme hier, c’est la Trinité. Peut-être parce qu’elle est difficile à comprendre, mais personne n’est tenu de la comprendre. Il suffit de la confesser, de la dire avec les mots de la Bible, de la Tradition, des Conciles, en somme de l’Église, et chaque dimanche avec les mots du Credo.
C’est Jésus qui fait la lumière sur elle : « Allez, de toutes les nations, faites des disciples, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit » (Matthieu 28, 19).
Elle était là pourtant dès le début, dès la première page de la Genèse : « Au commencement » ou « dans le principe », c’est-à-dire dans le Verbe, Dieu créa le ciel et la terre, et l’Esprit planait sur les eaux.
La Trinité était là, mais il fallait l’ultime révélation apportée par le Christ pour la voir déjà écrite et pour y croire avec ce qu’elle annonce d’inouï.
Refuser la Trinité, c’est refuser la divinité du Christ, et réciproquement. Se replier sur un Dieu unique mais appauvri, c’est se déchristianiser.
L’histoire des premiers siècles du christianisme le montre, elle pourrait nous éclairer sur la situation de nos pays occidentaux – ceux-là mêmes qui ne se disent plus chrétiens, mais qui sont toujours dits chrétiens par ceux qui ont éliminé depuis longtemps Trinité et Christ, les pays d’islam. Le hiatus est gigantesque. Des historiens ont repéré que les contrées chrétiennes jadis passées à l’islam ne le devaient pas seulement à la conquête armée de celui-ci, mais aussi à l’affaiblissement de leur foi en la Trinité. Ils étaient prêts à l’abandon.
Dans les premiers siècles donc, un bras de fer a lieu entre les philosophies grecques païennes et le jeune christianisme qui se répand partout, provoquant l’effroi des premières. Comme dans toute guerre, chacun épie son adversaire et cherche à lui voler ses armes.
D’un côté, la philosophie païenne fait feu de tout bois : elle érige Platon en théologie complète et cosmique (Plotin, Proclus, etc.), elle réemploie des mystères orientaux hermétiques (Hermès Trismégiste), elle s’invente une mystique (Oracles chaldaïques), parfois avec des semi-divinités plus ou moins triplices. Tout est bon pour éviter et pour combattre, autant qu’imiter, la Trinité des chrétiens. Est-ce philosophique, ou bien plutôt religieux, mais anti-chrétien ?
De l’autre côté, les chrétiens cherchent à baptiser tout ce qu’ils peuvent de ces courants païens, y dénichent leur part de vérité, mais ils sont conscients de ce que cette stratégie de récupération comporte d’artifice. L’érudition contemporaine nous rappelle combien ces deux plans de bataille symétriques furent calculés et implacables, concurrents , loin d’une apologétique paisible, comme nous préfèrerions qu’elle l’eût été.
Nous voici à pied d’œuvre : la raison droite de l’honnête homme peut-elle découvrir la Trinité ? Non, c’est impossible. La foi est nécessaire, donc l’adhésion au message chrétien, en bloc. Pour la seule raison, en effet, deux situations se présentent.
Les païens antiques arrivent peut-être au Verbe de Dieu mais, comme l’écrit saint Augustin, ces Platoniciens jusqu’au bout des ongles achoppent sur le Verbe qui s’incarne : « Cela, je ne l’ai pas lu chez eux » (Confessions, VII). Un Dieu qui se fait homme, c’est impossible, dans la matière c’est dégoûtant.
Pour un agnostique contemporain, vaguement athée et postchrétien, mais qui cherche quand même, la situation est différente. D’abord, il n’est pas sûr qu’il accorde tant de crédit à la raison. Peut-être dépend-il des opinions et des séries télévisées, elles-mêmes plutôt anti-chrétiennes. Ensuite, il en sait trop, malgré tout, sur ce Dieu unique qui est aussi trinitaire, créateur et provident : il le sait, par la culture acquise, par l’art, la littérature, l’histoire, les théologiens, les philosophes, et même par Wikipédia. Pour lui, c’est un peu tout ou rien. Et même à supposer qu’il cherche Dieu avec sa raison, il ne peut pas accéder à la Trinité. Il arrive au mieux à dire Dieu dans l’unité de son essence, comme le chante la Préface de ce jour, mais pas à la Trinité des personnes.
Aucun païen ne peut faire d’une trilogie un Dieu unique dans sa substance et trinitaire dans ses personnes. Cela ne correspond à rien de notre expérience humaine. On ne peut le trouver en nous, sauf si nous en sommes instruits par la foi . Trois personnes divines distinctes, qui sont pourtant un seul être, une seule substance, un seul Dieu, voilà qui est inimaginable. Et il faut reconnaître que notre comprenette qui s’intitule raison reste soumise à l’imagination. Aucun philosophe n’arrive donc à la Trinité parce qu’aucune, dit saint Thomas, n’arrive à distinguer les personnes.
À moins que les personnes divines ne soient qu’une manière de parler : puissance, sagesse, bonté… Mais alors ce n’est pas la Trinité, c’est un Dieu unique, point. Pourquoi pas le Père seul ? Le Fils et l’Esprit ne sont plus que des créatures : et nous voilà musulmans. Le Coran le dit : Jésus est le fils de Marie, puisqu’il n’est pas le Fils de Dieu, car Dieu ne peut pas avoir de fils.
Ou bien au contraire, à force de gommer l’unique substance de Dieu, nous voilà polythéistes, et les personnes ne sont plus un seul être. Nous croyons en trois dieux, comme le disent encore les musulmans à notre sujet.
Il serait amusant que chacun fasse le test de sa façon de dire la Trinité. De quel côté pencherait-il ? D’un Dieu unique en négligeant les personnes, ou bien du côté des relations entre les personnes divines, qui oublient de se fonder sur l’unicité ? De chaque côté, guette une magnifique hérésie.
Nous, catholiques, nous nous instruisons de notre foi, nous la professons à la messe. La nouvelle traduction du Missel a enfin restauré le consubstantiel du Credo, levant ainsi certaines ambiguïtés. Pour nous, la foi se reçoit, elle s’énonce, elle se nourrit, elle ne se fabrique pas. Comme le dit saint Augustin « Telle est ma foi, puisque telle est la foi catholique ».

Fr. Thierry-Dominique Humbrecht

Fr. Thierry-Dominique Humbrecht