Le miroir brisé du Dragon – Assomption de la bienheureuse Vierge Marie
L’Assomption est une fête heureuse entre toutes : une récompense pour Marie, une victoire pour le plan de Dieu, un geste délicat de la part du Christ. Elle est aussi le rappel de la consécration de la France à la Vierge en son Assomption, en 1638, le vœu de Louis XIII, auquel on attribue la joie de la naissance tant attendue de Louis-Dieudonné, futur Louis XIV. L’Assomption est une fête heureuse entre toutes : elle marque le sommet de l’été, elle ouvre aussi son déclin climatique (ou le soulagement après les grosses chaleurs, c’est selon).
Les catholiques ont à cœur de chanter les louanges de la Vierge le 15 août : ils sont tous partis, mais ils aiment les processions, les pèlerinages, ils aiment Marie, tout simplement. C’est la joie.
Pourtant, l’Assomption ne va pas de soi : tradition ancienne dans l’Église, en Orient et en Occident, elle n’entre pas sans hésitations dans le calendrier liturgique, faute d’appui dans l’Écriture. Deux éléments vont cependant emporter la cause : une foi ininterrompue des fidèles avec un culte ancien, et puis le fond des choses : dans la mesure où Marie est Immaculée dès sa conception, puis qu’elle a vécu toute sa vie sans aucun péché, et que le salaire du péché, c’est la mort, il apparaît cohérent qu’elle ne subisse pas la corruption du péché et de la mort, et qu’elle entre, dès l’instant de la fin de sa vie, dans la gloire du ciel. C’est la déclaration dogmatique de 1950, proclamée par Pie XII. Mais 1950, c’est tard quand même, preuve qu’il faut pour prendre la mesure de la profondeur des vérités de la foi chrétienne un temps d’incubation : 19 siècles.
Bref, tout est pour le mieux, et tout le monde est content. Pourtant, la lecture de l’Apocalypse de saint Jean montre tout autre chose qu’une procession fastueuse, avec grand concours de peuple, costumes de fêtes, grands orgues, avec des petites filles qui lancent des pétales.
C’est le désert, c’est un combat impitoyable. Il n’y a que deux protagonistes : une Femme, et un grand Dragon. De qui s’agit-il et que se passe-t-il ?
La Femme, c’est peut-être la Vierge, c’est peut-être l’Église. Il y a superposition. Le grand Dragon, c’est Satan, l’Ange révolté. Quel est son but ? Dévorer l’enfant dès sa naissance, empêcher l’incarnation, tout faire pour éviter le salut. Son plan est simple : Il faut agir vite, tout de suite. Ce combat-là est le plus terrible du monde, il se livre depuis si longtemps, et nous ne le voyons même pas, comme une même guerre qui se déroulerait depuis les origines et que l’on verrait chaque jour aux informations. Déjà que nos guerres de quelques années nous semblent interminables et ravageuses… Pourquoi un tel combat se déroule-t-il ?
Comprenons bien qui en sont les adversaires. On ne saurait imaginer opposition plus frontale. Face à face, deux créatures, et non pas Dieu : la Vierge, et le Dragon.
Le Dragon est le plus beau des anges, ou plutôt il le fut ; Marie est à son tour la plus belle des créatures humaines, et elle l’est restée. Le Dragon, par son identité d’ange, qui est un être bon, était fait pour louer, aimer et servir Dieu, et il n’a pas voulu. Par orgueil, il a refusé de louer, aimer et servir Dieu. Pour devoir à soi-même sa propre gloire, pour ne dépendre de personne. Il s’est donc damné lui-même, d’une volonté braquée et définitive. D’ange, il s’est fait démon, et sa chute en Enfer traduit son enfermement sur lui-même, contre Dieu.
Marie, par son être de femme et, qui plus est, par privilège unique de Dieu, préservée dès sa conception du péché originel, est faite à son tour pour louer, aimer et servir Dieu, tout cela en vue de devenir la mère du Sauveur, moyennant toutefois son acceptation. Elle a accepté.
Sa liberté intacte lui a permis de louer, aimer et servir Dieu. Par humilité, pour tout devoir à Dieu lui-même, pour dépendre de tout en lui. Avec son magnificat sorti de l’âme, elle s’est donc reconnue bienheureuse, non pas de ses propres forces, mais de par la puissance de Dieu.
Le Dragon s’est braqué, Marie s’est laissée aimer. Le Dragon fulmine de colère, Marie exulte de joie en Dieu son Sauveur. Pour Satan, c’est intolérable.
Tout d’abord, la perspective de l’Incarnation de Dieu en Jésus ruine ses plans de révolte universelle. Ensuite, se trouve désormais, parmi les êtres humains, si grossiers avec leur corps d’animaux et si inférieurs aux anges dans leur nature, une femme préservée de tout péché, de toute révolte contre Dieu. Enfin, l’élévation de la Vierge le renvoie à lui-même, comme en miroir de sa propre trahison : elle réussit là où il s’est défaussé.
Le Dragon se voit tout à coup dans sa propre vérité. Face au triomphe de l’amour accepté dans l’humilité, il ne peut pas accepter la défaite de sa propre haine, la vanité de son orgueil, la perte qu’il s’inflige à lui-même. Le miroir de son orgueil se brise à grands fracas : son personnage s’effondre, demeure sa personne qui n’est plus que haine, sa personne mutilée.
Mais qu’est-ce que la haine ? Elle n’est pas l’indifférence, elle est l’amour lui-même, en tant que détesté. L’Enfer dans lequel le Dragon s’est enfermé, dans lequel il a entraîné ses anges ; et dans lequel, selon Jésus, il entraîne des êtres humains libres, c’est l’amour de Dieu, en tant que refusé. Le feu de l’Enfer, c’est l’amour exécré. La haine n’est pas l’indifférence, elle est l’amour lui-même en tant que détesté.
L’Enfer dans lequel le Dragon s’est enfermé, dans lequel il a entraîné ses anges et dans lequel, selon Jésus lui-même, il entraîne des êtres humains libres, c’est l’amour de Dieu, en tant que refusé. Le feu de l’Enfer, c’est l’amour exécré.
Mais pourquoi tant de haine ? diront les ramollis. L’amour est exigeant, il introduit une dépendance, une relation, la reconnaissance de tout devoir à Dieu lui-même. L’orgueilleux se préfère en tout. Oh ! Il commence modestement, il roule sur la nationale à 130 km/heure, et il croit qu’il peut dépasser le camion sans risques, même à moitié saoul et sans ses lunettes, il n’y a jamais personne sur cette route, et tant pis pour la voiture d’en face qu’il va expédier dans le fossé avec la petite famille qui rentrait de vacances, et qui va se trouver brisée. L’orgueil, pour nous, est quotidien. En plus, il est médiocre, à petit budget, il n’a rien d’un combat cosmique. C’est pourquoi, à l’instar de Satan, il sait se faire oublier. Comme le Dragon, l’orgueil vient se poster dans le désert de l’âme. Il guette le moment de mordre.
C’est là que la Femme représente aussi l’Église, donc chacun de nous qui en faisons partie. Pour Marie, le combat est déjà gagné, c’est celui de son Fils et c’est aussi le sien. Elle ne souffre pas des douleurs de l’enfantement. Pour l’Église, le combat est de tous les siècles. Elle souffre des douleurs de l’enfantement. Ce n’est pas pour rien que les papes consacrent les pays ou leur époque à la Vierge.
Pour nous, tout est à faire, le combat est constant, jusqu’au moment de notre mort. L’Église sait qui est l’adversaire ; il nous revient de nous en souvenir, sans aucune peur mais sans rien minimiser : le Dragon n’est pas un lézard.
Réfugions-nous dans le manteau de la gloire de Marie.
Fr. Thierry-Dominique Humbrecht, op