Les parallèles en escadrille

La Bible aime bien les parallèles. C’est un trait oriental, puisque la littérature orientale semble particulièrement aimer ce procédé littéraire. Les psaumes en sont remplis, les phrases y vont presque toujours deux par deux (ou trois par trois) en parallèle. Voyez le psaume d’aujourd’hui, construit sur des enchaînements de trois propositions en parallèle, par exemple :
« Chantez au Seigneur un chant nouveau,
chantez au Seigneur, terre entière,
chantez-le, bénissez son nom ! » (Ps 95 (96), 1-2)
Ces parallèles permettent de renforcer une phrase en la répétant avec une légère différence qui enrichit le propos d’une petite variation, d’une nuance subtile, comme dans le Magnificat (Lc 1, 46-55) :
« Mon âme exalte le Seigneur,
exulte mon esprit en Dieu mon Sauveur ! »
… et nous comprenons que l’âme et l’esprit vont ensemble (notre âme est spirituelle) ; que le Seigneur est aussi Sauveur et qu’il n’est pas que ″le″ Seigneur, mais aussi ″mon″ Sauveur.
Ou bien, le parallèle met en contraste les deux versants pour souligner l’opposition :
« Il renverse les puissants de leurs trônes,
il élève les humbles. »
La Bible est remplie de cela, des textes entiers sont aussi mis en parallèles les uns avec les autres, par exemple les préfigurations dans l’Ancien Testament qui annoncent les réalisations de Dieu dans le Nouveau Testament. Et tous ces parallèles apportent des éclairages réciproques.
L’évangile des noces de Cana est lui-même en parallèle multiple, il avance dans une escadrille de parallèles, telle la Patrouille de France remontant les Champs Élysées le 14 juillet.
Je retiens quatre parallèles.
Les deux premiers se rattachent à un même fait. Au début de son évangile, S. Jean présente le début du ministère de Jésus sur une semaine qui se termine par ces noces à Cana. Une semaine, comme la présentation de la Création au début de la Genèse. Une semaine où, comme dans la Genèse, le Verbe parle et ce qu’il dit s’accomplit. C’est ce qui apparaissait notamment dans l’appel des disciples ; il dit : « « Venez et voyez. » Ils vinrent donc et virent. » Cette œuvre de la Création culminait dans la création – et les noces – de l’homme et de la femme, comme à Cana. Ce parallèle montre, ou illustre, que Dieu veut s’unir à l’humanité. C’est le but de la Création. Il veut faire alliance avec nous. Mais puisque ce plan initial n’est pas arrivé à son terme par le péché, il a préparé une variante : l’Incarnation rédemptrice.
C’est ici qu’apparaît un deuxième parallèle. Chez S. Jean, il y a une autre semaine qui est suivie jour par jour, c’est la Semaine Sainte. Nous pouvons noter plusieurs éléments en parallèle entre la première et la dernière semaine du ministère de Jésus : par exemple, elles commencent l’une et l’autre à un Béthanie (Béthanie du Jourdain pour la première, Béthanie du Mont des Oliviers pour la dernière), et c’est surtout le terme de ces semaines qui sont en parallèle : à Cana Jésus dit que son heure n’est pas encore venue, sa Passion est le moment où Jésus « [sait] que son heure était venue » (Jn 13, 1) ; à Cana et sur la Croix, se trouvent les deux seuls moments où Jésus appelle la Vierge Marie « femme » (« Femme, que me veux-tu ? » « Femme, voici ton fils. ») ; à Cana le vin vient à manquer, sur la Croix Jésus dit : « J’ai soif » ; à Cana l’eau est changée en vin, sur la Croix coulent l’eau et le sang.
Cette union que Dieu veut sceller avec nous a commencé avec l’Incarnation du Verbe puisque Dieu s’est uni à notre nature humaine et la Croix est comme le jour des noces du Christ et de l’Église. Le Verbe a épousé la nature humaine. Dans l’être de Jésus se vivent les noces parfaites de l’humanité et de la divinité. Comme dans un mariage, tout est mis en commun, il y a une alliance : tout ce qui est à toi et à moi et tout ce qui est à moi est à toi. Il assume nos petites grandeurs et les grandes petitesses du péché et il nous offre sa vie.
Ces deux premiers parallèles nous font bien comprendre que Dieu veut s’unir avec l’humanité et que Jésus Christ est Dieu fait homme pour cela. Nous pouvons avancer dans un troisième parallèle qui vient préciser cela : Dieu ne veut pas seulement s’unir à l’humanité en général, mais il veut s’unir à chacun des hommes, il veut s’unir à chacun de nous. Dieu veut le mariage pour tous ! Il nous offre les noces les plus importantes de notre vie : Jésus se propose d’être l’époux de nos âmes. « Je vous ai fiancés à un époux unique, comme une vierge pure à présenter au Christ », disait S. Paul (2 Co 11, 2). Le célibataire n’est pas frustré de noces puisque Jésus veut s’unir à chacun de nous. Et cette union dépasse toutes les autres unions puisqu’elle est pour l’éternité. Que l’on soit marié ici-bas ou célibataire, Jésus nous invite à ces noces fondamentales de notre âme avec lui.
Est-ce que cela fait de l’ombre au mariage entre l’homme et la femme ici-bas ? Surtout pas ! Et justement, voici notre quatrième parallèle, le fait de faire son premier signe pendant une noce montre la bonté du mariage. Les noces humaines pointent vers le Mystère des noces mystiques du Christ et de l’Église, de Jésus et de notre âme, c’est-à-dire que le mariage d’ici-bas et ces noces mystiques s’éclairent l’un l’autre. La volonté de Dieu de s’unir à nous se comprend mieux quand on dit que c’est comme un mariage et le mariage se comprend mieux quand on sait qu’il est fait pour ressembler à l’amour que Dieu a pour nous. On ne se marie pas pour prendre, mais, comme Dieu nous aime, pour se donner et pour recevoir le don de l’autre. Les époux trouvent en Jésus un modèle d’amour à imiter, les fiancés voient à quoi ils se préparent à dire oui : un amour qui va jusqu’à la Croix et la résurrection associées.
Voici un peu de la richesse de la fête de ce jour. Et ce n’est pas tout ! Puisque Dieu aime la surabondance, nous pouvons encore ajouter un cinquième parallèle, c’est ce que nous allons célébrer maintenant : le mystère de l’Eucharistie. Voici les noces de l’Agneau qui veut s’unir à chacun de nous dans la communion et qui se donne à nous pour que nous l’aimions et pour que nous nous laissions aimer par lui.
Fr. Timothée Lagabrielle op
