Les santons à Matignon

Solennité de la Nativité du Seigneur, messe du jour
– Monsieur le premier ministre, votre rendez-vous du matin est arrivé. Ce sont des gens, comment les décrire… un peu étranges, ils ont un air bizarre.
– Étranges ? Que voulez-vous dire ?
– Rien, monsieur le premier ministre. Mieux vaut que vous les receviez vous-même.
– Sont-ce des artistes, des bobos, des créatifs ? Ils veulent encore des subventions ?
– Oh non, pas du tout, plutôt le genre popu, limite paysans bio…
– Encore une manif de gilets jaunes ?
– Non, mais ils ont fait entrer des bêtes, il y en a plein la rue de Varenne et le Salon ovale, et plusieurs sont partis brouter dans le parc. On n’a rien pu faire. La sécurité est à cran. Mais il y a autre chose qu’il faut que vous sachiez…
– Quoi encore ?
– Ils sont tous en plâtre. En plâtre les hommes, en plâtre les moutons. Je vois que vous ne me croyez pas…
– Ce que je crois, mon petit Fabien, qui m’êtes indispensable, c’est que vous avez trop arrosé le réveillon. Faites entrer ces comiques !
– Édouard, pas Fabien, monsieur le premier ministre. Oui, je les fais entrer.
Un groupe bruyant et désordonné fait irruption. Vêtus de peau de bêtes, coiffés d’un turban ou le chapeau sous le bras. Tous en plâtre. Le ministre n’a pas bronché, à peine a-t-il pâli.
– À qui ai-je l’honneur ? demande -t-il.
L’un d’eux s’avance, un berger à la voix de stentor.
– Monsieur le premier ministre, nous sommes les santons de la crèche. Notre groupe est venu en délégation. Les santons ne sont pas contents. La colère gronde partout. On est au bord de l’émeute.
– Je vous écoute, dit le ministre d’un air las, cherchant son briquet la main tremblante.
– Partout, on nous chasse, dit le berger. Avant, nous étions dans toutes les crèches, sur les places publiques, dans les magasins, partout. Nous étions les fèves de tous les gâteaux. La concurrence sauvage nous remplace par des personnages de dessin animé, quand ce n’est pas avec des légumes ou des petites voitures. C’est un scandale. Noël n’est plus Noël.
– C’est vrai, j’en conviens, dit le ministre, conciliant. Mais que puis-je y faire ? C’est le marché, c’est l’évolution de la société. Le référentiel chrétien s’estompe.
– Monsieur le premier ministre, faites quelque chose, c’est vous le gouvernement, tout de même !
Les autres santons acquiescent bruyamment.
– Mais vous savez bien, cher monsieur, que cela n’est pas possible. C’est la laïcité. L’État ne se mêle pas des affaires de l’Église. Non, mon petit Édouard, inutile de leur proposer des chaises, vous voyez bien qu’ils ne peuvent pas s’asseoir !
– C’est que les santons ne veulent pas disparaître, monsieur le premier ministre, continue le berger, ils ne veulent pas devenir des pièces de musée ni des jouets pour enfants, vous êtes prévenu !
– Vous êtes dans votre droit, dit le ministre impassible. Permettez-moi un conseil : c’est à vous de vous bouger, de vous faire reconnaître, et de vous montrer si besoin, dans les limites des lois de la République, ce n’est pas à elle de le faire. Mais cela vous laisse de la marge, non ?
– Ce que nous voulons, dit le berger, c’est que l’enfant de la crèche soit la lumière du monde. Pour tout le monde. Aidez-nous. Pas avec de l’argent.
– C’est impossible, dit le ministre. Dans l’espace public, je ne peux pas obliger, je ne veux rien interdire, je ne peux que permettre.
– Permettez, monsieur le premier ministre, permettez, mais sachez qu’il y a des actes de violence perpétrés contre nous, de plus en plus : des haines, des incendies, des cabales. Quand la crèche s’absente, la société flambe !
– Je sais, la tolérance est en recul.
– Alors, ouvrez les yeux, et posez-vous des questions !
– De même pour vous, mesdames et messieurs, coupe le ministre, piqué ; après tout, le religieux est de votre ressort. Si les gens ne vous connaissent plus, c’est que les chrétiens ne sont plus chrétiens, ou que l’Église ne fait plus son travail ! Occupez-vous-en vous-mêmes.
– Monsieur le premier ministre, seriez-vous Pilate ?
– Soyez heureux que je ne sois pas Hérode. Autre chose ? Cherchez-vous à faire la grève ?
– Non ! Au contraire ! Nous allons manifester !
– Il m’est impossible de m’y opposer.
– Oui, mais ce sera avec des gens venus d’Orient, en quantité, avec des chameaux et des éléphants !
– Pas trop d’orientaux en ce moment, avec la conjoncture, s’il vous plaît, dit le ministre un peu agacé. Du moment que votre défilé de cirque ne trouble pas l’ordre public, et que vous avez des autorisations préfectorales, allez-y !
– C’est un dialogue de sourds, dit une bergère. Il ne veut rien entendre. Avant, tout le monde montait une crèche à Noël. C’est ce que nous voulons !
– Mais pourquoi voulez-vous que je m’en mêle ? dit le ministre. Vous demandez à l’État de s’occuper de l’Église. Méfiez-vous, si un jour l’État le faisait, il pourrait vous en cuire, même si vous, vous êtes déjà faits de terre cuite… Hum, pardon, je m’égare, c’est la fatigue. Rien ne vous empêche d’être vous-mêmes. Où êtes-vous, les catholiques ? Où êtes-vous ? On vous cherche. Peut-être que la société a besoin de votre partenariat. Vous contribuez au lien social.
– Où sommes-nous ? dit le berger. Nous sommes chez nous !
– Vous êtes chez vous, chez vous, dit le ministre. Vous ne l’êtes plus chez les autres. Demandez-vous pourquoi. Après tout, des bergers il n’y en a presque plus, non plus. Soyez inventifs ! Surprenez-moi ! Au revoir.
Les santons évacuent l’Hôtel Matignon, à grand-peine, à cause des moutons qui ont défoncé le gazon du parc et les tapis de l’hôtel. Les forces de l’ordre assistent médusées à ce cortège.
– Il faut tout casser ! dit la bergère.
– Non ! On peut négocier ! dit le berger. Mais on ne lâche rien, on maintient la pression.
– Quelle pression ? dit de sa voix flûtée mais tendue un jeune berger qui porte un agneau. Il n’y a aucune pression, politiquement nous ne sommes rien. Et ce n’est pas à nous de brûler des pneus sur les routes.
– Alors, il ne faut rien faire, toi qui es si malin ? rétorque aigrement la bergère.
– Si, il faut agir, dit le garçon. Nous sommes faits pour reconnaître le Verbe qui s’est incarné, le Verbe qui s’est fait chair et qui a demeuré parmi nous. Lui, il n’est pas en plâtre ! Nous sommes là pour l’adorer, pour le faire connaître, pour le faire aimer. Il est venu chez les siens, et les siens ne le reçoivent pas, c’est comme ça depuis toujours. Il s’est fait homme, mais les hommes ne veulent devenir Dieu que par eux-mêmes, pas par lui. L’enfant-Dieu divise. Si plus grand-monde ne croit que le Verbe s’est incarné pour nous sauver, c’est que les bouches chrétiennes se sont tues. Allez-y ! Parlez, annoncez, chantez, expliquez !
Les santons se retirent par petits groupes, en grommelant, semant la panique dans le métro à cause des moutons.
On raconte que les Renseignements généraux, les jours de Noël, ont constaté la présence de certaines personnalités politiques, y compris des anticléricaux déclarés, auprès d’une crèche de paroisse, reconnaissables à leur cache-nez remonté aux oreilles, à leurs lunettes noires – la grippe sans doute, ou bien un chagrin – à leur air emprunté et à leur façon inimitable de s’en aller d’un air pressé, après avoir, tout de même, serré les mains de potentiels électeurs.
Le plus surprenant est l’ordre venu de très haut de ne mentionner nulle part le brouhaha et les gesticulations, consignés par les agents spéciaux, qui émanaient des santons de la crèche.
Fr. Thierry-Dominique Humbrecht, op
