Ménages, divorces & aménagements
Plus on s’élève dans l’échelle sociale, ou du moins dans l’aisance d’un pays riche, plus il est facile de changer de conjoint. Tout nous y invite. Avec même un certain rythme : de plus en plus jeune, de plus en plus semblable à ce qu’on est soi-même devenu professionnellement, conforme aux canons de la beauté ou de la reconnaissance, avec l’accélération des caprices et du vice qui s’installent. Au moins, les barbons de Molière font toujours rire, quand embourgeoisés ils veulent épouser la jeune première alors qu’elle est promise au jeune premier, tout aussi crétin qu’elle… Cependant, tout le monde ne peut pas se le permettre. Par ailleurs, trop de vrais drames imposent parfois une séparation, ne fût-ce que pour des raisons de sécurité.
Mais enfin tout de même, ce n’est pas d’aujourd’hui que l’on bute sur la loi divine en matière de mariage. Un je-ne-sais-quoi laisse pressentir qu’avec une certaine idée de l’amour conjugal se détache, ou se montre, une certaine idée de Dieu. C’est un bras de fer permanent. Ou bien Dieu impose les règles de l’amour, ou bien l’amour impose ses règles à Dieu. C’est ainsi que les changements de religion ont souvent pour motif un mariage, et non une conviction religieuse. Deux territoires sacrés semblent ainsi s’affronter, le nôtre, celui de nos amours, et celui de Dieu, qui prétend avoir son mot à dire. L’évangile de ce jour ouvre deux plaies : celle de l’homme et la Loi du Christ.
Voici d’abord les plaies de l’homme.
Tout le monde s’y met, pas seulement le pharisien, mais les disciples aussi. Peut-on renvoyer sa femme ? Telle est la question. Une telle question cache les suivantes : en renvoyer une, c’est pouvoir en prendre une autre. Le tout est d’y parvenir sans enfreindre la Loi.
Moïse l’a permis. Si c’est permis, c’est donc profitable. Traduction actuelle : puisque c’est légal, c’est moral. Donc, légalisons. La transgression, oui, mais sans trop secouer la respectabilité, et si possible la conscience. L’esprit moutonnier fait le reste : puisque les autres se le permettent, pourquoi pas moi ? L’esprit moutonnier, c’est ce que l’on se permet de faire à un moment donné, puisqu’on est comme tout le monde.
Ce respect-là, fût-il d’une Loi imparfaite, aménagée par confort, ne respecte pas l’amour vrai. C’est le respect des conventions du moment, pas de la vérité. C’est ce qu’on appelle le respect humain. Mais, comme le dit saint Bernard, « l’amour ignore le respect ». L’amour vrai ignore les aménagements. Justement, l’amour conjugal a quelque chose de sacré qui refuse le mensonge du respect humain. Les plaies de l’homme supportent mal la Loi du Christ.
Voici pourtant la Loi du Christ, elle vient du fond de la Genèse. Elle tient en trois phrases :
1) Parce que la femme est pour l’homme l’aide qui lui est assortie, « l’homme quittera son père et sa mère, et il s’attachera à sa femme, et tous deux ne feront qu’un ». Pour s’attacher, il faut avoir quitté : l’équilibre de la famille tient à ce lien nouveau sur fond de départ.
2) Cette fois, la phrase est dans la bouche de Jésus : « Ce que Dieu a uni, que l’homme ne le sépare pas » Une telle parole a même été introduite récemment dans le rituel du sacrement de mariage. Traduction populaire : « avant » (le mariage), « toutes sont possibles ; après, il n’y en a plus qu’une, et non l’inverse ! »
3) Quiconque, mari ou femme, renvoie son conjoint pour en épouser un ou une autre, est coupable d’adultère.
Telle est la vérité sacrée du mariage, enseignée par le Christ. On a beau la tourner en tous sens, elle résiste à nos aménagements. Les zones de tolérance que nous savons si bien mettre en place relèvent de cette antique « dureté de cœur » dont parle Jésus, l’endurcissement de l’homme pécheur qui a fait plier jusqu’à Moïse.
Or l’adultère est une des formes de l’idolâtrie. Jésus nous en a libérés. Pourtant, si nous retournons parfois à nos chaînes, surtout avec la respectabilité hypocrite des lois, cet endurcissement doit au moins être appelé par son nom. La libération sexuelle n’a fait que construire des prisons dans les cœurs, dans les actions, dans les relations humaines. Les endurcis de l’amour sont plus à plaindre qu’à châtier. Ils se rendent eux-mêmes malheureux, comme pour tout péché, et rendent malheureux les autres. C’est le péché qui emprisonne, pas la Loi du Christ.
Nommer le péché, c’est reconnaître Dieu. Oser dire non aux facilités de l’amour, c’est proclamer un amour venu de plus haut que nous. Le point le plus sensible est là : pas dans le catalogue des délinquances sexuelles, c’est le même depuis toujours, quoique bien entendu avec des modes et des jours de soldes… Le point sensible est dans la reconnaissance de la signature divine dans l’amour, particulièrement dans l’amour conjugal, ou bien dans le refus de cette signature : survient alors l’idolâtrie.
Dieu a conclu une alliance avec son Église, pour toujours. Lui ne trahit jamais. Elle non plus, alors que tous ses membres pèchent, mentent et trichent, à qui mieux mieux. Malgré tout, Dieu propose son alliance, donc sa Loi. Y compris pour le mariage, car il y va de la vérité de l’amour.
Dieu sait combien beaucoup se battent pour cette vérité, dans leur pays, dans leur famille, dans leur propre cœur.
Fr. Thierry-Dominique Humbrecht o.p.