Merci pour le blaireau que je suis !
Puisque nous sommes entre nous, je vais vous faire un aveu. Je reconnais devant vous que je suis quelqu’un de très humble. Tellement humble même que tout le monde en parlera encore à la sortie de messe et même pendant des siècles. Oh bien sûr, j’en entends parmi vous, y compris derrière moi, qui ricanent : « Déjà qu’il avait l’air hautain ce prieur, mais là il ne se prend vraiment pas pour n’importe quoi ». Pas du tout ! Mais alors là vous n’y êtes pas du tout !
Ce n’est pas moi qui parle ainsi (justement pour cette raison que je ne suis pas assez humble pour cela), mais c’est la Vierge Marie elle-même. Dans le Magnificat, son cantique d’action de grâce, ne proclame-t-elle pas : Mon âme exalte le Seigneur, exulte mon esprit en Dieu mon Sauveur. Il s’est penché sur son humble servante (littéralement, je suis humble), désormais tous les âges me diront bienheureuse (littéralement, tout le monde en parlera pendant des siècles).
C’est la Vierge Marie qui affirme à propos d’elle-même qu’elle est humble et que tout le monde parlera d’elle. Et le pire, ou plutôt le mieux, c’est qu’elle dit vrai. Non seulement nous continuons aujourd’hui encore à parler d’elle, mais en outre elle est réellement humble. Et de sa part ce n’est pas un manquement à l’humilité que de le proclamer. Au contraire, c’est l’humilité elle-même qui la pousse à parler ainsi.
Voilà qui jette une lumière bien différente sur l’humilité dont toutes les lectures de ce jour nous parlent, chacune à sa manière. En l’occurrence, nous savons tous que l’humilité est une vertu chrétienne des plus essentielles. Sauf que nous en avons souvent une vision partielle, déformée, erronée. Nous la comprenons en effet comme la vertu qui nous invite à nous rabaisser perpétuellement, à nous dénigrer, à nier le bien qui est en nous. Or une telle compréhension n’est pas tout à fait juste et risque même d’être toute d’orgueil.
S’il est vrai que l’orgueil peut nous pousser à nous croire meilleurs que nous ne le sommes réellement, et par suite à fanfaronner, le vrai problème de l’orgueil n’est pas dans cette exagération tapageuse. Il est plus largement dans le fait de s’attribuer en propre ce qui ne relève pas de nous et ne nous appartient pas. L’orgueil ne consiste donc pas tant à se faire valoir qu’à compter sur nos propres forces pour « être quelqu’un » à nos propres yeux.
De sorte que l’humilité, a contrario, ne nous demande pas de nous dénigrer. Car elle ne consiste pas tant à porter sur nous un regard toujours dépréciateur (ce qui est en fait, redisons-le, une forme d’orgueil) qu’à tout recevoir de Dieu, et par suite à porter sur nous le regard même de Dieu, à nous voir comme Lui nous voit. Or son regard diffère bien souvent du nôtre. Car c’est un regard de vérité et de charité.
A la lumière de Dieu, l’humble est ainsi capable de voir et reconnaître deux vérités absolument essentielles à son sujet. La première vérité est que tous nous sommes des pauvres types, des branquignoles, des bras cassés et autres blaireaux. Et c’est là une bonne nouvelle. Là où l’orgueilleux se désole et se lamente de sa faiblesse et de sa fragilité, l’humble s’en réjouit et même s’en glorifie. « De grand cœur je me glorifierai surtout de mes faiblesses, dit s. Paul,afin que repose sur moi la puissance du Christ. (…) Car, lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort ». Avec s. Paul, l’humble se réjouit : « merci, Seigneur, d’avoir fait de moi un pauvre blaireau ». (Bon, il est vrai que pour certains c’est plus évident que pour d’autres…)
La seconde vérité est que, branquignoles, nous n’en sommes pas moins chacun de véritables merveilles aux yeux de Dieu, ses enfants bien-aimés en lesquels il voit ses propres perfection. A l’instar de la Vierge Marie dans le Magnificat, l’humble est ainsi capable de se reconnaître et de se dire merveilleux. Ce faisant il ne manque pas à l’humilité, bien au contraire ! Dans la mesure où il confesse que cette merveille ne tient pas à lui, ne vient pas de lui et qu’il n’a aucun mérite en elle. Mais qu’elle est un don purement gratuit de Dieu. « Je te rends grâce pour tant de prodiges : merveille que je suis, merveille que tes œuvres », s’exclame le psalmiste au psaume 138. Ainsi de s. Thérèse de Lisieux à qui une novice dit : « ma mère, vous êtes une sainte », et qui lui répond : « eh bien mettons-nous à genoux et rendons grâce à Dieu ».
L’humble, c’est-à-dire ce pauvre de cœur que le Seigneur béatifie, est donc celui qui loin de se regarder le nombril pour s’en désoler ou s’en glorifier, confesse sa pauvreté, se reçoit tout entier de Dieu, tel qu’il est, et sait s’en réjouir et en rendre grâces. Son humilité est toute d’espérance car il ne regarde pas ses mérites mais la seule miséricorde de Dieu. A ce compte-là, heureux, oui heureux est-il car le royaume des cieux est à lui. Amen.
fr. Romaric Morin