Mesurer ou aimer : il faut choisir …

par | 21 février 2022

Frère Nicolas-Bernard Virlet

Au dernier soir, Jésus nous a laissé un commandement nouveau : « Aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimés ». Nouveau : en particulier en ce qu’il nous ordonne à un amour gratuit, désintéressé. Il est commun d’aimer seulement ceux qui nous font du bien. Mais même là, nous sommes mauvais : Jésus en sait quelque chose : nous haïssons parfois même ceux qui nous font du bien : pourquoi avons-nous mis Jésus en croix ? Jésus nous plonge dans la grâce de ce commandement nouveau en nous exhortant à l’amour de nos ennemis, comme Lui nous aime : pécheurs qui le mettons pourtant en croix. Un amour gratuit, surabondant. David, quoique pécheur le préfigure avec Saül (Cf 1er Samuel 26, 2.7-9.12-13.22-23). Quand on reçoit un coup de poing : l’orgueil qui confond fierté et dignité, et son sous-produit qu’est la violence, nous portent à en donner 10 : c’est l’engrenage de la vengeance. Pour patiemment et pédagogiquement limiter les dégâts et nous éduquer, Dieu nous a donné par Moïse la Loi du Talion : « Œil pour œil, dent pour dent » : c’est déjà un progrès, mais cela fait encore un monde d’aveugle. C’est la justice qui comptabilise, qui ne fait que comptabiliser.
Jésus nous invite à aimer l’autre non seulement parce qu’il est aimable, mais par ce qu’il est d’abord mon frère d’un même Sauveur en Lui, le Christ, d’une même grâce, d’un même salut, même si parfois frère ennemi. C’est en aimant gratuitement l’autre qu’il peut redevenir aimable : c’est l’amour gratuit qui nous a créé du néant, et qui nous recréé de l’abîme de nos péchés. Un amour en sa source éternelle, la même hier aujourd’hui et à jamais, au premier jour comme au dernier sur la croix et au matin de la Résurrection. L’unique amour qui aime sans attendre d’abord de reconnaissance, qui aime parce qu’il aime en vérité.
Pour aimer ainsi, Jésus nous ordonne d’aimer nos ennemis, de prier pour eux. Ceci pour plusieurs raisons : prier ainsi
* c’est faire du bien invisiblement dans la Communion des Saints quand on ne sait pas comment faire visiblement, dans des situations qui semblent à vue humaine échec et impasse.
* c’est ouvrir notre cœur à la lumière de l’Esprit d’Amour pour discerner que j’ai pu aussi peut-être blessé l’autre profondément sans m’en rendre compte ; ou discerner une initiative de charité, même si je suis innocent de cette adversité, qui enchâsse toute œuvre de pardon et de réconciliation. Pensons ici aux « Fioretti » des Saintes Joséphine Bakhita et Mère Térésa : – Joséphine, victime des pires sévices de l’esclavage de 9 à 19 ans, pardonne à ses bourreaux avec une bonté désarmante. Mère Térésa qui, après avoir prié sur la tombe de ses chers parents, part plus loin dans le même cimetière avec un autre petit bouquet de fleur, prier sur la tombe du tyran albanais Enver Hodja qui l’avait tant fait souffrir ainsi que son peuple. Interrogée sur ce geste qui avait plus que surpris, elle répondit : « Je ne fais qu’obéir à Jésus qui nous a dit de prier pour nos ennemis ».
* c’est se reconnaître donc frère d’un même salut : appelés avec moi, malgré le mal subi de cette personne, à la vie éternelle auprès de Dieu. Que mon frère qui m’a peut-être fait beaucoup de mal est plus grand que le mal qu’il m’a fait aux yeux de Dieu et donc à mes yeux en Dieu. Pensons au Père embrassant l’enfant prodigue revenant, avant même son aveu de vérité. (Lc 15)
* c’est découvrir alors que nous avons vraiment beaucoup moins de vrais ennemis que cela : c’est une bonne thérapie aussi contre les névroses paranoïaques.
* c’est prier jusqu’à tendre la joue à l’autre qui nous a frappé. Exposer à l’autre l’irréductibilité de notre être dans la nudité vulnérable de notre visage qui en est l’épiphanie : comme le médite le philosophe juif Emmanuel Lévinas. Cela demande la vertu de force, de la douceur du Christ qui est la majesté de sa charité qui se déploie dans son humilité divine pour nous sauver. Dernière parole silencieuse à l’autre par le visage même : l’invitant à la conversion, au pardon. C’est l’expérience de Pierre au dernier soir : Thabor de nuit où il ne contemple plus le transfiguré, mais le défiguré de toute miséricorde (Lc 22).
Pensons au « Fioretti » de sainte Jeanne Jugan : fondatrice de la Congrégation des Petites Sœurs des Pauvres, elle mis en place la mendicité par ses Sœurs pour recueillir de quoi subvenir aux nécessités des personnes démunies accueillies dans leurs Maisonnées. Elle-même frappant à une porte pour quêter, se fait gifler par l’homme irascible qui lui avait ouvert. Avec l’humble persévérance de la vraie charité, elle répliqua : « Maintenant que vous m’avez donné ce qui me revient, avez-vous quelque chose à me donner pour les pauvres ? »
Jésus nous fait sortir de la justice qui ne sait que compter pour entrer dans la charité qui accomplit toute justice, qui s’appelle pardon, mais qui ne dispense pas de la conversion et de la réparation. La mesure dont nous usons pour les autres sera celle qui sera usé pour nous. Cela signifie, entre autres, que la grâce reçue est toujours à redonner, elle n’est pas pour moi seul : sinon il n’y a plus de place à nouveau pour la grâce en moi. Alors : « pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés ». La grâce non transmise, non redonner, non rendue – rendre grâce – est perdue. « Tout ce qui n’est pas donné est perdu ». Comme le grain entassé trop longtemps dans un grenier ou un silo se perd …
Mesurer ou aimer : il faut choisir … D’ailleurs, l’amour quand il se donne pleinement en vérité ne fait pas bien deux choses à la fois « La mesure de l’amour c’est d’aimer sans mesure ! »
Quand on ne sait plus quoi faire, il reste toujours quelque chose à faire : d’abord, c’est d’aimer. Alors que Jésus venait d’instituer l’Eucharistie dans le climat grave de « La dramatique divine » (comme dirait Hans Urs von Balthasar), les apôtres discutaient encore pour savoir quel était le plus grand parmi eux… C’est alors que Jésus leur a lavé les pieds. Geste sublime d’humilité et de charité jusqu’à la fin. (cf Lc 22 et Jn 13). Aimer oui, mais ultimement, c’est de prier : acte d’amour accompli par Jésus sur la croix priant pour nous qui le mettons en croix : « Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font ». Voilà de quel amour sommes aimés et appelés, ordonnés à aimer : Oui, « C’est Énorme ! » « La mesure de l’amour c’est d’aimer sans mesure ! »

 

Frère Nicolas-Bernard Virlet

Frère Nicolas-Bernard Virlet