Plage, coquillage et Trinité
Un jour, saint Augustin se promène sur une plage, pour méditer sur la Trinité. Tout à coup, il voit un enfant verser de l’eau avec un coquillage dans un petit trou. L’enfant lui tient à peu près ce langage :
– Je veux faire entrer toute la mer dans le trou que j’ai creusé.
– Mon pauvre enfant, jamais tu n’y arriveras.
– Peut-être, mais cela me serait plus facile qu’à toi d’épuiser, avec les seules ressources de la raison humaine, les profondeurs du mystère de la Trinité !
Il disparaît, c’était un ange.
C’est une belle histoire, un peu trop sans doute, en fait une légende médiévale très tardive (XIIIe siècle). De grands érudits se sont penchés sur elle. Contentons-nous d’entrer dans cette histoire. Posons-lui trois questions. Saint Augustin serait-il allé trop loin dans la curiosité face au mystère ? Peut-on se contenter de moins que cela ? Sinon, que penser et que croire ?
Saint Augustin a-t-il péché par trop de curiosité face au mystère ?
L’ange est un peu sentencieux, sa gentillesse feinte a un ton de reproche, façon donneur de leçons. Entendons-nous bien. L’ange tape à côté. Il reproche à Augustin de trop chercher avec sa raison une Trinité qui dépasse la raison. Mais Augustin ne fait pas cela. C’est en chrétien qu’il réfléchit sur la Trinité. Il ne cherche pas à voler ce que Dieu voudrait tenir caché, bien au contraire, il veut prendre la mesure de ce que Dieu a révélé.
Un mystère, au sens chrétien, signifie non pas ce que Dieu cache, mais ce qu’il montre ; non pas ce qui nous échappe mais ce qui nous est donné.
C’est Augustin qui a raison : il cherche à aller jusqu’au bout de sa foi. Il n’a pas écrit que ses Confessions, où il parle apparemment beaucoup de lui, de ses tentations, de sa conversion, des merveilles de Dieu et de sa mère un peu trop pied-noir et envahissante, un vrai roman.
Il a écrit aussi un traité sur la Trinité. Une seule phrase de ce livre exigeant nous suffit : « Telle est ma foi puisque telle est la foi catholique » (La Trinité I, §7). Scruter la Trinité, c’est être chrétien, ni plus, ni moins.
Mais supposons maintenant que l’ange déguisé en enfant ait été un diable. Ce petit démon invite Augustin, en fait, à se contenter de moins que cela, de moins que la Trinité.
Point n’est besoin de tout ce bric-à-brac incompréhensible, sur lequel même les prêtres trébuchent en sermon. La Trinité, c’est ce qui résiste au témoignage, au dialogue interreligieux, au bon sens, à tout. Allons ! Il suffit d’être chrétien comme tout le monde. À savoir : je crois en un Dieu unique, oui, et cela suffit ; créateur, d’accord ; plus ou moins miséricordieux, il le faut bien, pour régler nos ardoises et fermer les yeux sur nos délinquances ; protecteur, il va nous empêcher à tous coups d’être malades, d’avoir des accidents, de mourir, c’est même surtout à cela qu’il sert ; au besoin, il sera de notre côté, comme de bien entendu, en cas de guerre ou de nouveau régime politique ; au quotidien, il va décider de tout à ma place, être invoqué tout le temps mais pour pas grand-chose de divin, pour de l’utilitaire. Voilà le Dieu qu’on aime, mais celui-là nous ressemble beaucoup, hélas.
Il traverse tel quel nombre de religions simplement humaines qui revendiquent un Dieu unique. Il est, au choix, un Dieu culturel, familial, civique, ou le Dieu des Musulmans. De ce point de vue, sans le vouloir, mais par une ignorance coupable, crasse, beaucoup de catholiques croient comme des Musulmans.
Ce Dieu-là est rétréci, il n’est plus le Dieu chrétien. Jésus n’est pas Dieu, le Saint-Esprit non plus ; ou bien au contraire ils le sont tellement et de telle façon qu’il finit par y avoir trois dieux. Cette fois-ci, Dieu tient tout entier dans le trou de sable car il correspond à ce que nous en attendons. Mais cette flaque oublie la mer.
Le trou rempli par le coquillage renie la Trinité, à cause des limites de l’humainement correct, et non parce que sa raison prétendrait se rendre maîtresse de la Trinité. L’ange du minimum est bien un démon, celui de l’apostasie, « l’apostasie silencieuse de l’Occident », comme la nommait Benoît XVI.
Alors, que penser ? Que croire ? Revenons au début de l’histoire. Si nous voulons embrasser la Trinité, la professer, la prier, voici ce qu’il faut faire.
D’abord, le saint Augustin que nous sommes refuse de se promener sur la plage, même si, en Tunisie, il n’a qu’elle en face de lui. Ce n’est pas sur une plage que l’on pense à la Trinité, encore moins sur une plage que l’on écrit un traité sur elle. Cela ne s’est jamais vu. La plage empêche de penser. Preuve que cette histoire est un faux ! Mais admettons.
Saint Augustin, donc, réfléchit sur la Trinité, ou bien nous à sa place. Que fait-il ? Il lit l’Évangile. Il lit le Catéchisme. Il lit même saint Thomas.
Il prend la mesure du fait que la Trinité n’est issue d’aucune expérience humaine. Elle est révélée par Dieu. On ne peut pas l’inventer, on la professe. La Trinité, vous l’avez remarqué, est l’architecture du Credo, rien de moins. Elle ne se conçoit pas mais elle se reçoit. C’est l’esprit de foi. La Trinité, c’est notre foi.
De plus, Augustin se penche sur le petit trou de sable. Il regarde la pauvreté de la raison lorsqu’elle est seule, ou plutôt lorsqu’elle prétend arbitrer la foi. Il se saisit du coquillage. Ce n’est qu’une coquille Saint-Jacques, si plate, si peu à même de vider la mer… C’est la misère de l’homme sans Dieu. Puis, brusquement, il se tourne vers l’ange, certes un bon ange cette fois, mais tracassier, mesquin, à côté de la plaque. De surcroît, anti intellectualiste et terre-à-terre : un vrai catholique, celui-là…
De deux choses l’une. Ou bien Augustin réagit avec son tempérament sanguin, et il colle à l’ange une bonne paire de gifles, avec même une troisième en prime : « Eh bien, tu l’as, ta Trinité ! De quoi te plains-tu ? Maintenant, dégage ! » Ou bien il se contient, et il se dit que le peu qu’il va comprendre de la Trinité sera vrai quand même, et donc suffisamment magnifique pour honorer le Dieu chrétien, avec l’assurance tranquille de rester petit. « Je ne suis pas censé expliquer, mais je dois tout croire et tout dire ».
Séance tenante, il s’assoit par terre, à même le sable. Il déchausse ses lunettes de soleil, le regard perdu vers l’horizon, mais le front agité. Sur son carnet d’idées en peau de chèvre, il griffonne le début du livre V de la Trinité. Grommelant, remonté, il biffe la dédicace : « à la mémoire d’un ange », et la remplace par ses mots : « bien fait pour l’ange ! »
Homélie du fr. Thierry-Dominique Humbrecht o.p., 16 juin 2019, 11e du TO année C
Solennité de la Sainte Trinité