Scène à l’auberge – Nuit de Noël – 2019

par | 27 décembre 2019

– Depuis qu’ils sont entrés, patron, on ne peut plus rigoler. Il y a comme une réserve. Ils nous ont cassé l’ambiance. Ce n’est pas commun. Tu les connais, toi, ces gens-là ?

– Pas plus que toi, dit l’aubergiste en essuyant un plat d’olives. Ça doit être à cause du recensement. On n’a pas idée d’arriver comme ça, à la tombée de la nuit, dans une honnête auberge, déjà pleine comme un œuf, et sans consommer !

– Alors, pourquoi les as-tu laissés entrer ? dit le pilier du lieu, dont la trogne luisante d’alcool reflète les torches de la salle.

– Je ne pouvais pas les chasser quand même, dit l’aubergiste, dans l’état où est la petite. C’est pour cette nuit, m’a dit son homme. Ils voulaient un coin pour dormir, et ils vont enfanter ici ! Chez moi ! Mon auberge n’est pas un hôpital. Si ma pauvre femme était encore là, elle aurait pu aider. Bon, ils ont payé, Je les ai installés à l’étable. Il n’y a que les bêtes.

– Oh là là, dit le buveur. Je préfère ça pour eux que pour moi. Sers-moi encore du vin.

– Tu bois trop.

– Peut-être, mais moi, les enfants ça me déprime. C’est l’avenir. Je n’ai pas d’avenir. On est tous fichus, avec ces Romains sur le dos et tous les péchés d’Israël. Du vin !

– S’il vous plaît, l’aubergiste, dit une grosse femme flanquée de son mari. Votre auberge est assez miteuse comme ça, avec ces cafards partout et avec vos amphores vivantes, dit-elle, en dévisageant ses voisins qui la fixent avec des yeux jaunes par-dessus leurs assiettes. Passe encore sur ce couple vagabond, sur lequel je préfère ne pas savoir trop de choses. Mais maintenant c’est le bouquet : regardez-moi ce défilé, dit-elle en désignant la fenêtre. Où vont-ils ces bergers, dans le noir, je vous le demande ! Ça sent le bouc à plein nez dans cette auberge ! Et en plus, les moutons bêlent à tue-tête !

– C’est pas les moutons, dit le poivrot, c’est les bergers qui chantent !

– C’est curieux, dit l’aubergiste. Ils vont du côté de l’étable. Benjamin, mon fils, va voir un peu !

– Mais papa, on n’entend plus rien du côté de l’étable. Ils ont dû partir !

– Partir ? dit l’aubergiste. Où ? Taisez-vous, les autres, ajoute-t-il d’un geste impérieux. C’est vrai qu’on n’entend plus rien. C’est anormal. Va voir, je te dis.

– Papa, dit Benjamin. La lumière sous la porte !

– J’espère qu’ils n’ont pas mis le feu, dit le père, avec toute cette paille qu’il y a dans la grange. On n’a jamais vu une lumière pareille, c’est incroyable, depuis le Buisson Ardent de Moïse ! Vas-y !

L’enfant sort en courant.

– Il se passe quelque chose, dit la grosse dame. Toi aussi, Azor, va voir, dit-elle à son mari.

– Vas-y, toi, Rachel, dit le mari, livide.

– Il faut que je fasse tout ici, pauvre incapable, dit la femme.

Elle sort en claquant la porte. La salle éclate de rire.

Puis, plus rien. Un silence total. Personne n’ose reprendre les conversations. À peine achève-t-on ses brochettes d’agneau. Tout à coup, perce un petit cri, un nouveau-né.

– Ah, ça y est ! dit l’aubergiste.

– Garçon ou fille ? dit le poivrot en levant sa pinte. Mystère !

– Tais-toi, écoute un peu, dit l’aubergiste.

– Écouter quoi, patron ?

– Cette musique, on perçoit comme des voix célestes, avec des instruments.

– Et après tu dis que c’est moi qui bois trop, dit le poivrot. Tout se détraque, cette nuit !

Benjamin rentre essoufflé, les yeux dilatés. Il ne dit rien. Il va raviver le feu, puis cherche des couvertures.

– Alors ? dit son père.

– Va voir, papa !

– Mais voir quoi, enfin ? Garde le comptoir.

Le père sort à son tour en soupirant.

– Et moi ? S’aventure le mari de la grosse femme. Faut-il que j’y aille aussi ? Je ne veux pas déranger.

– Allez-y tous, dit l’enfant. Pour une fois dans votre vie, dérangez-vous ! Oui, dérangez-vous ! Lui est venu, il s’est dérangé pour vous. Bougez-vous, les vieux de l’ancien monde !

– Lui qui ? hasarde le poivrot en haussant les épaules.

– Le bébé, dit Benjamin.

Le poivrot fronce les sourcils du mieux qu’il peut, sans y parvenir tout à fait, à cause de son mal aux cheveux. 

La grosse dame revient, en larmes. Elle s’assit à côté de son mari, éberlué.

– Rachel, ma caille, il y a longtemps que tu ne m’as pas regardé comme ça.

– Azor, serre-moi dans tes bras, dit la femme.

L’aubergiste revient aussi. Il regarde son fils gravement.

– C’est toi qui as raison, mon grand. C’est un prophète qui est né chez nous !

– Non, papa, ce n’est pas un prophète. Après lui, il n’y aura plus jamais de prophètes.

– Je ne comprends pas, dit le père.

– Moi non plus, dit l’enfant. Mais je l’ai vu, dans les bras de sa mère. Quand je suis arrivé, une musique douce s’est arrêtée. Elle ne venait pas des bergers. Eux aussi l’entendaient. Ils regardaient partout pour voir d’où elle venait. Quelque chose de diaphane, de doré sur les nuages. Le bébé m’a regardé. Il m’a regardé jusqu’à l’âme, comme s’il m’aimait. Sa mère aussi m’a regardé, comme maman quand elle était encore là. Ce n’est pas un prophète. Ce bébé vient du Dieu tout-puissant. Mais pourquoi vient-il ? Personne ne va comprendre.

Les hôtes se regardent interdits, certains gênés, d’autres intrigués, quelques-uns furieux.

– Laisse-nous tranquilles, gamin, avec tes histoires, dit quelqu’un, un lévite. Il fait nuit. Dieu nous a abandonnés. C’est César qui commande, avec ses légions. Nous, on baisse la tête, on survit. Après-tout, il n’y a peut-être pas de Dieu, depuis si longtemps qu’il se tait. Ce n’est pas aujourd’hui qu’il établira un Roi en Israël. Les bébés ne font pas la guerre. Ils ne sauvent pas les fils d’Abraham. Dieu ne fait plus rien pour nous.

– Allez voir vous-mêmes, dit l’enfant. Le bébé ne parle pas mais il dit déjà la vérité. Il vous dira la vôtre. Il règne comme un roi. Il apaise les témoins. Un jeune berger infirme s’est mis debout. Dans l’étable, tout le monde se met à prier. Avez-vous peur de la vérité ? Moi, j’y retourne !

Fr. Thierry-Dominique Humbrecht