“Vivoter avec un groin dans un monde sans Dieu” – Lc 16, 1-13

par | 19 septembre 2022

Frère Romaric Morin

Il est des pages d’Évangile qui nous enthousiasment et d’autres qui nous dérangent. Il est des pages d’Évangile qui nous parlent et d’autres qui ne nous parlent pas. Il est des pages d’Évangile que nous comprenons. Et puis il en est d’autres, comme celle que nous venons d’entendre, que nous ne comprenons pas vraiment, pour ne pas dire vraiment pas.

Et pour cause ! Quelle est donc, en effet, cette histoire de gérant habile et malhonnête qui escroque son maître, et que le Seigneur lui-même donne aujourd’hui en exemple ? En régime chrétien, la malhonnêteté serait-elle érigée en vertu ? « Et le maître fit l’éloge de ce gérant malhonnête. » En régime chrétien, la fin justifierait-elle les moyens ? « Faites-vous des amis avec le malhonnête argent. » En régime chrétien, nous faudrait-il finalement être du monde et non pas seulement dans le monde ? « Les fils de ce monde sont plus habiles entre eux que les fils de la lumière. » Que nenni ! « Que nenni », d’accord. Mais comment comprendre alors cette parabole ?

Aussi à cette incompréhensible parabole du Christ, nous pouvons donner une explication exégétique. Lorsqu’il est dit : « Et le maître fit l’éloge de ce gérant malhonnête », nous pensons spontanément que le maître en question est celui pour le compte duquel travaille ce gérant. Mais comment un tel maître pourrait-il faire l’éloge celui qui l’a floué ? Et s’il en fait l’éloge, c’est qu’il s’est rendu compte de l’arnaque, et donc que le gérant n’est pas si habile que ça. Et s’il s’en est rendu compte et qu’il en fait l’éloge, pourquoi ne le garde-t-il pas finalement à son service ? C’est pourquoi certains font remarquer que le maître ne serait pas tant le maître du gérant que le Seigneur lui-même. L’explication tient la route. Elle n’est pas dénuée d’intérêt. Mais il n’est pas sûr qu’elle résolve vraiment la difficulté.

C’est pourquoi pour comprendre cette incompréhensible parabole du Christ, il importe plutôt de bien remarquer que le Seigneur fait l’éloge non pas de la malhonnêteté du gérant mais de son habileté. « Et le maître fit l’éloge de ce gérant malhonnête car il avait agi avec habileté. » Toute la question est alors de déterminer ce en quoi consiste cette habileté.

Et pour répondre à cette question, il est bon d’apporter une petite précision historico-technique. A l’époque un gérant se rémunère normalement avec le remboursement de ce qui a été prêté. Autrement dit le remboursement de la dette inclut non seulement ce qui a été prêté, augmenté de la part d’intérêt du maître en quoi consiste sa rémunération pour le service rendu, mais aussi la rétribution du gérant lui-même (lequel se sert parfois très généreusement). En diminuant le montant du remboursement, le gérant ne floue pas son maître mais renonce à sa propre rémunération. De sorte que sa malhonnêteté ne consiste pas tant dans une diminution du remboursement au détriment de son maître qu’il extorquerait, que dans la sur-rémunération qu’il prélevait au passage et qu’il extorquait aux débiteurs.

Partant, nous voyons que notre gérant se montre habile en ce qu’il perçoit les conséquences à long terme de son agir, et qu’il agit en fonction de ces conséquences à long terme. Il comprend qu’il est préférable de sacrifier un bien immédiat mais temporaire au profit d’un bien futur mais définitif, un bien apparent au profit d’un bien réel. Notre gérant se montre habile en ce qu’il a su envisager le bien selon sa véritable valeur dans une perspective à long terme. A très long terme même, puisqu’il ne s’agit rien moins que de l’éternité. Il reconnaît ainsi que l’argent n’a de valeur qu’au regard de l’éternité. Car là est la vie véritable. Celle pour laquelle nous avons été créés. Celle à laquelle nous sommes appelés. Plus que sa roublardise, c’est cela qui fait de lui un gérant habile.

Cette parabole n’est donc pas une invitation à être malhonnêtes et à dépouiller notre prochain – fût-il riche – pour distribuer en aumônes l’argent injustement dérobé à autrui. Ni même une invitation à « acheter le ciel », en instrumentalisant de plus pauvres que nous que nous utiliserions comme des escabeaux pour le Bon Dieu. Cette parabole est simplement une invitation à réfléchir à notre relation aux biens de ce monde en les replaçant dans la perspective de la vie éternelle qui seule compte vraiment et révèle leur véritable valeur.

Si seulement ! Si seulement, à l’instar de notre habile gérant, nous songions nous aussi davantage à l’éternité et au ciel que nous songeons aux biens de ce monde, quels qu’ils soient. Si seulement, à l’instar de notre habile gérant, nous étions autant préoccupés par le désir du ciel que nous le sommes par le souci d’assurer notre santé, notre épanouissement et notre bien-être personnel, notre confort ou encore notre tranquillité bourgeoise ici-bas sur terre. Si seulement nous mettions au service de la vie éternelle toute l’énergie que nous mettons parfois à vivoter avec un groin dans un monde sans Dieu ! Alors oui, nous aurions sûrement des amis pour nous accueillir dans les demeures éternelles.

Que Dieu fasse grandir en nous le désir du ciel et de la vie éternelle au regard duquel tout le reste n’est que relatif. Et qu’il nous donne la grâce d’avoir des amis pour nous y accueillir. Amen.

Frère Romaric Morin

Frère Romaric Morin